dimanche 29 septembre 2024

Les photographies chez Ken Loach



Contrairement à Bread and Roses (2000) décrivant une immigrée clandestine mexicaine, femme de ménage dans un immeuble de Los Angeles, The Old Oak  (Ken Loach, 2023)  suit Yara (Ebla Mari), une immigrée légale syrienne tentant de se reconstruire au sein de la société anglaise post-Brexit, volontiers xénophobe vis-à-vis de tous ces exilés . Dans une arrière-salle de l’Old Oak, l’unique pub décrépi d’un village du nord de l’Angleterre, elle regarde avec beaucoup d’attention les photographies encadrées accrochées au mur qui présentent toutes des instants pris sur le vif de la grande grève des mineurs houillers britanniques du Yorkshire entre 1984 et 1985. Ces clichés montrent l’immense mobilisation des ouvriers, unis autour de slogans bien visibles sur les pancartes hâtivement confectionnées: « Victory to the miners », « Give me a future » et « Close a pit, kill a village ». Ces hommes forment une masse compacte, comme un seul peuple soulevé par la colère, résolu, dans cette lutte à mort contre le patronat et le gouvernement, à sauvegarder son mode de vie et sa cohésion sociale. Certains d’entre eux tentent de sourire devant l’objectif, mais l’envie n’y est pas. Peut-être savent-ils déjà que la lutte est inégale et que leur volonté de préserver leurs emplois en continuant à descendre plusieurs centaines de mètres sous terre pour en extraire du charbon, ne pèse rien face à la Première Ministre Margaret Thatcher, plus inflexible que jamais sur sa détermination à fermer les puits déficitaires et à faire plier le puissant syndicat des mineurs, le National Union of Mineworkers. L’objectif du gouvernement conservateur était, à ce moment, d’entériner la transition du pays vers une société néolibérale de services, plus rentable à ses yeux que cette industrie charbonnière qui fit pourtant du Royaume-Uni le berceau de la Révolution industrielle au XIXe siècle. 

Mais à travers les yeux de Yara, c’est bien Ken Loach qui retourne aux sources de son militantisme, en ce sens que les années 80, indissociables de la révolution conservatrice thatchérienne opposée à la pensée interventionniste keynésienne, ont profondément influencé son cinéma. Nulle nostalgie dans son regard, mais une rage intacte à dénoncer, de son documentaire A Question of Leadership (1981) à The Old Oak en passant par Raining Stones (1993) ou I, Daniel Blake (2016) les inégalités sociales, la destruction de l’État-providence, le cynisme et le mépris affichés par une partie de la classe politique britannique et les adorateurs de la main invisible du marché vis-à vis du lien social. L’échec particulièrement amer de la grève donne au plan sa dimension tragique. Que son cri retentisse dans le vide dans un Royaume-Uni envoyant invariablement de 2010 à 2024, en dignes héritiers de la « Dame de fer », des Premiers Ministres conservateurs, ne rend que plus indispensable son engagement politique et son désir de hisser très haut les valeurs humaines de solidarité et de dignité. Dans ce rôle écrit tout en sensibilité par le toujours fidèle scénariste du réalisateur, Paul Laverty, Yara, le regard rivé sur ces photographies, ne peut être que troublée par elles.  Photographe talentueuse, la jeune femme se projette inévitablement dans cette communauté fracassée qui lui rappelle la sienne et son pays, la Syrie, qu’elle a dû fuir avec une partie de sa famille. Cet effet miroir renvoie aux photos qu’elle a ramenées de son pays natal, montrant les visages certes abîmés de ses compatriotes, mais toujours empreints d’une dignité que le malheur ne saurait vaincre. Ces images fixes du passé et du présent traduisent donc bien le sentiment de perte et la matérialisation de l’effondrement de deux communautés, distinctes certes, mais désormais réunies dans une même réalité meurtrie. De cette prise de conscience d’une solidarité transcendant les frontières, Ken Loach sait, comme à son habitude, faire naître l’espoir d’un monde tel qu’il pourrait être : universaliste et altruiste.




 

mardi 3 septembre 2024

Le point de vue de la caméra de surveillance chez Francis Ford Coppola


Cet homme assis sur une chaise jouant du saxophone est Harry Caul (Gene Hackmann), un expert en écoutes clandestines engagé pour espionner un couple : la femme d'un puissant homme d'affaire et son amant. Son métier est de scruter les gens, d’entrer sans états d’âme dans leur intimité et surtout de les écouter parler grâce à une technologie d’enregistrement à longue distance particulièrement efficace. Les micros, beaucoup plus que l’image, sont pour lui un vecteur pour interpréter le réel et ainsi se rapprocher de ce qu’il pense être la vérité. Et peu lui importe le contenu des enregistrements, puisque les interactions humaines, ne l’intéressent pas. Sa nature pathologiquement introvertie et son incapacité affective à vivre dans le monde qui l’entoure contrastent avec ses exigences professionnelles et son souci maniaque de la perfection sonore. Pourtant, une fois le contrat achevé et rompant les règles qu’il s’était toujours imposées, il réécoute ses bandes audios et tombe sur une phrase, « He’d kill us if he got the chance » qu’il passe en boucle de manière obsessionnelle sur son magnétophone. Persuadé que ses commanditaires sont en train de planifier le meurtre du couple, Harry se retrouve pris dans l’engrenage d’une intrigue sinueuse qui va vite le dépasser et dont les événements vont se retourner contre lui. Il ressemble en cela au héros de Blow up - film dont Coppola a revendiqué l’inspiration -, Thomas (David Hemmings), un photographe de mode, qui en développant et en agrandissant progressivement les clichés qu’il a pris de deux amants découvre, sortant d’un bosquet, une main tenant un pistolet braqué sur eux[1]. De chasseur de sons, Harry va alors se transformer en victime, à son tour traqué, reclus dans son appartement, submergé par une paranoïa qui va le faire entrer dans une réalité parallèle. 

Si dans The Conversation (Francis Ford Coppola, 1974), un plan peut condenser toutes ces problématiques, c’est probablement celui-ci. L’angle en plongée de la caméra connote autant l’écrasement du personnage que la sensation de son emmurement au milieu des débris de son appartement. Harry apparaît piégé de l’intérieur, enfermé, replié sur lui-même dans un espace qui a tout d’une zone de guerre. Il vient de saccager méthodiquement son appartement en décollant le papier peint, éventrant les murs, arrachant les lattes du plancher, brisant des bibelots et dévissant les interrupteurs électriques pour chercher un microphone caché, convaincu qu’il a été, à son tour, mis sur écoute. Cette destruction matérielle n’est qu’une métaphore de la déliquescence psychologique, de la déconstruction d’un homme ayant perdu tous ses repères. Vivant déjà à la marge, à la périphérie de la société - la caméra le filme décentré dans le champ comme pour mieux souligner cet aspect de sa personnalité -, Harry laisse son imagination aller à la dérive avec la folie en toile de fond. Les verrous qu’il avait multipliés pour barricader sa porte ne lui sont plus d’aucune utilité puisque le danger vient dorénavant non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. Il n’est plus dans sa salle de montage, entouré de ses magnétophones sécurisants, synonymes de toutes ses certitudes, mais dans son espace privé devenu le réceptacle de toute sa paranoïa, de tous ses questionnements existentiels. Aussi seul et abandonné de tous que le seront le colonel Walter Kurtz (Marlon Brando) à l’agonie dans l’épilogue d’Apocalypse Now (1979) ou Michael Corleone, (Al Pacino) vieilli et dépouillé de sa puissance dans l’ultime plan de The Godfather : Part 3 (1990), Harry paie la vacuité tragique d’une vie dédiée à espionner celle des autres, sans s’apercevoir qu’il est passé à côté de la sienne dans un vertigineux déni de son humanité. Je pense, en écho, à la citation de Friedrich Nietzsche : « Quand tu regardes longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi regarde à l’intérieur de toi »[2]. Dans ce huis clos à l’atmosphère étouffante, Harry subit la pire chose qui pouvait lui arriver : être lui aussi l’objet de toute l’attention d’un observateur invisible. La caméra, en effet, placée en hauteur, est en train d’opérer de manière hypnotique un lent panoramique droite-gauche, puis gauche-droite pour, entre les deux mouvements, s’arrêter quelques secondes sur l’homme au saxophone. Cette oscillation simule le balayage lent d’une caméra de surveillance en circuit fermé. La caméra, omnisciente et plus que jamais voyeuriste renvoie au regard hitchcockien de Rear Window ou de Psycho, - Brian de Palma saura le réactiver dans Blow Out (1981) - un regard qui oriente le spectateur vers ce qui normalement doit rester caché aux yeux du monde extérieur. Contrairement à Harry qui cherche un microphone à l’aveugle, sans discernement, la caméra, elle, cible, scrute, épie, tous les moindres faits et gestes, les actions les plus intimes de cet homme, comme si elle voulait entrer dans son cerveau, comme pour mieux lui signifier qu’il est désormais puni par où il a péché. Cet œil a quelque chose d’orwellien et de totalitaire, dans son insistance à voir sans être là, mais en étant partout, dans une réalité - où est-ce plutôt une illusion ? - dans laquelle le visible finit par se confondre avec l’invisible. Cette ingérence dans l’intime par l’intermédiaire de la technologie donne toute sa puissance au film et à ce plan en particulier, renvoyant la figure d’Harry à celle de Duke Anderson (Sean Connery) cambriolant un hôtel de luxe sans savoir qu’il est truffé de micros et de caméras dans The Anderson Tapes (Sydney Lumet, 1971) ou celle de la prostituée Bree Daniels (Jane Fonda) mise sur écoute par le détective John Klute (Donald Sutherland) dans Klute (Alan. J. Pakula, 1971).  Pourtant, après avoir fait table rase de sa vie antérieure, et bien qu’il soit devenu un corps étranger dans son propre appartement, Harry parvient encore à se saisir de son saxophone, un des rares objets encore intacts, qui a échappé à son délire destructeur. Amoureux du jazz, mais là aussi incapable de jouer avec les autres, il a toujours aimé accompagner, assis sur une chaise, les disques de Duke Ellington. À cet instant, composée d’éclats brisés, la mélodie mélancolique s’échappant de son instrument, comme une sourde plainte, laisse affleurer une émotion d’autant plus poignante qu’elle tranche avec la séquestration mentale qui caractérise Harry. 

Sorti en 1974, le film - dont le scénario, prophétique, avait été écrit par Coppola au milieu des années 60 - va faire résonner, de façon assez vertigineuse, l’arrestation, le 17 juin 1972 à deux heures du matin et en plein cœur de Washington DC, de cinq hommes, entrés par effraction dans l’immeuble du Watergate où se trouvait le quartier général du parti démocrate. Le matériel dont disposaient les cambrioleurs, très sophistiqué et confisqué par la police, comprenait des caméras, des appareils photos … et des micros. L’un de ces hommes était James McCord, colonel réserviste de l’US Air Force, ancien du FBI et de la CIA, membre de l’équipe pour la réélection du Président républicain Richard Nixon. La perception que les pouvoirs en place dévoyaient la démocratie pour comploter et mettre sous surveillance leurs adversaires politiques, et potentiellement la population tout entière[3] allait constituer, pour les cinéastes du Nouvel Hollywood, une matrice paranoïaque et complotiste particulièrement angoissante mais également très inspirante[4].  

 



[1] Blow-up de Michelangelo Antonioni (1966).

[2] « Und wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt der Abgrund auch in dich hinein» : Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886

[3] La réalité allait confirmer la fiction en 1974. Pendant les audiences relatives au Watergate, les Américains découvrirent l’existence d’un rapport, le plan Huston, rédigé en 1970 par le conseiller juridique de Richard Nixon, Tom Charles Huston. Ce texte de 45 pages autorisait la mise sur écoute des opposants à la guerre du Vietnam, les entrées par effraction dans les domiciles et l’ouverture des lettres. Il ne fut que partiellement mis en œuvre.

[4] Aux côtés de The Conversation, quatre films majeurs vont s’inspirer du climat complotiste issu des assassinats des John F. Kennedy, Malcolm X, Martin Luther King, Robert F. Kennedy et du scandale du Watergate: Executive Action (David Miller, 1973), The Parallax View (Alan J. Pakula, 1974), Three Days of the Condor (Sydney Pollack, 1975) et All the President’s Men (Alan J. Pakula, 1976). John Frankenheimer avait déjà ouvert la voie au cours de la décennie précédente avec The Manchurian Candidate (1962) et Seven Days in May (1964).