dimanche 27 mars 2016

La neige chez les frères Coen


Cette plongée quasi-verticale dans Fargo (1996) écrase Jerry Lundegaard (William H. Macy). Ce dernier est aux abois. Il lui faut absolument trouver de l’argent pour renflouer ses finances personnelles. Aussi monte-t-il un plan aussi machiavélique qu’absurde, pour que sa femme soit kidnappée afin qu’il puisse faire croire à son richissime beau-père que les ravisseurs exigent une rançon d’un million de dollars. Pensant rester le seul intermédiaire entre les kidnappeurs et son beau-père, la situation, en fait, lui échappe inexorablement. L’action se déroule dans la ville de Brainerd (Minnesota). L’hiver y est rude, les tempêtes de neige engloutissent les corps et paralysent les mouvements. Ici, Jerry se dirige vers sa voiture, garée sur un gigantesque parking recouvert par un manteau de neige. Il suit les traces de sa voiture et va croiser une autre ligne perpendiculaire de traces de pneus. Cette croisée des chemins le fait, à ce moment, définitivement, basculer dans une chute interminable, tragique, absurde et dérisoire. Ce plan filmé en plongée préfigure son échec - peur panique du rêve américain - et réduit Jerry à un point minuscule perdu dans cette immensité glacée. Il incarne un loser, un personnage pathétique - que l’on rencontre dans la plupart des films des frères Coen - qui se noie dans les méandres inextricables de situations dont il est le créateur. La blancheur immaculée de la neige, à peine souillée par la voiture, renforce la solitude et la désespérance de celui qui ne maîtrise plus rien. Quand la cupidité le dispute à  la bêtise, la spirale infernale de l’échec – à la manière de John Huston, mais l’humour noir en plus - va emporter dans son sillage Jerry, cette incarnation poisseuse de la brutalité conjugale et de l'omnipotence accablante du dieu Dollar. 


                                                        Jerry Lundegaard (William H. Macy)

vendredi 25 mars 2016

Tristesse de la terre de Eric Vuillard / Actes Sud 2014


Dans Tristesse de la terre et à travers l’histoire du Wild West Show créé en 1883 par Buffalo Bill (William Frederick Cody de son vrai nom),  Eric Vuillard nous présente en fait, ce qui est considéré comme le premier western, en ce sens que Buffalo Bill est le premier à avoir créé, à l’échelle planétaire, le mythe de la Conquête de l’Ouest qui donnera vie à un genre cinématographique né en 1903 avec le Vol du grand rapide (The Great train robbery d’Edwin S. Porter, tourné en 1903). Certes, la littérature s’était déjà emparée du mythe. Les romans de James Fenimore Cooper (Le Dernier des Mohicans, 1836), ceux de Karl May (Winnetou, 1874) sans oublier les Dime novels (des romans à deux sous) de Ned Buntline (Buffalo Bill, the King of the Border Men, 1869) mettent déjà en scène des héros de légende, des Indiens sauvages ou non dénués de noblesse, des colons courageux et intrépides, une nature rebelle mais en voie de domination. Mais c’est véritablement, le Wild West Show, ce cirque ambulant gigantesque – 1200 pieux, 4000 mats, 30 000 mètres de cordage, 23 000 mètres de toile, 8000 sièges, 10 000 pièces de bois, 800 personnes, 500 chevaux et des dizaines de bisons - qui ira à la conquête du monde pour donner une version fantasmée, illusoire et mensongère du Far West. Éric Vuillard évoque – particulièrement pour les spectateurs de l’Est des États-Unis mais aussi pour les populations européennes - les reconstitutions de la bataille de Little Big Horn, du massacre (pour les besoins de la cause, Buffalo Bill parle de bataille) de Wounded Knee. Cavalcades de guerriers indiens, charges de la cavalerie américaine, fusillades, corps-à-corps acharnés, tout est fait pour impressionner les spectateurs, avides de sensations fortes. Le pivot de ces scénographies est l’Indien; ce sauvage emplumé qui a cru pouvoir s’opposer à la marche civilisatrice des colons. De véritables Indiens jouent leur propre rôle avec ce mélange de résignation et de désespérance qui a dû être le leur. Même Sitting Bull est engagé en 1885 par Buffalo Bill pour décolorer, parodier sa propre histoire. Quand les représentations ont lieu - le Wild West Show s’arrête en 1913 – la Conquête de l’Ouest et son corollaire, la destruction du monde indien sont encore en cours. Sitting Bull est assassiné en 1890 sur la réserve de Standing Rock dans le Nord  Dakota. À l’annonce de cette nouvelle, Buffalo Bill quitte son cirque stationné à Nancy en Lorraine pour se rendre sur les lieux du crime. A-t-il de la compassion pour l’ex-leader de la nation sioux ? Non, sa seule préoccupation est de démonter la cabane du vieux chef et de récupérer son cheval pour en faire des éléments de son spectacle, show business oblige…. Eric Vuillard tire donc à boulets rouges sur William Frédérick Cody mais aussi sur toutes les figures militaires qui ont fait le malheur des nations indiennes, les généraux Nelson Miles, Philip Sheridan et Leonard Colby. Sous la houlette de l’ancien chasseur de bisons, les Indiens, figurants de leur propre malheur, vivent une deuxième mort dont les stéréotypes – coiffes à plumes, chevaux fougueux, et intégralement inventés pour l’occasion nous dit Éric Vuillard, des cris de guerre créés en faisant claquer la paume sur la bouche – vont faire la fortune des films des années 30 et 40. Buffalo Bill meurt en 1917, mais sa légende savamment mise en scène dans ces représentations théâtrales, cet entertainment qui ne dit pas encore son nom, continuera sa course sur les écrans de cinéma. Pour le monde entier, il est le preux chevalier qui a maintes fois bravé la mort, l’éclaireur au service de l’armée américaine, le chasseur de bisons qui a participé à la construction du chemin de fer, le cavalier du Pony Express, ce service postal qui distribuait le courrier de St Joseph (Missouri) à Sacramento (Californie), le vainqueur du duel qui l’opposa en 1876 au guerrier cheyenne, Yellow Hair, à la bataille de Warbonnet Creek au Nebraska. Il devient donc très vite une icône, un mythe dont l’image ne sera véritablement désacralisée qu’en 1976 par Robert Altman dans Buffalo Bill et les Indiens (Buffalo Bill and the Indians or Sitting Bull’s History Lesson). Buffalo Bill y est mis à nu; il ne reste que le bonimenteur, l’arriviste, l’opportuniste , le mythomane (il finit par croire, paraît-il, qu’il avait effectivement participé à la bataille de Little Big Horn). La lecture passionnante et poignante du livre d’Éric Vuillard renvoie à un autre livre, À la grâce de Marseille de James Welch, un écrivain d’origine blackfeet, qui raconte l’histoire d’un Sioux, Charging Elk, membre de la troupe du Wild West Show, abandonné dans un hôpital à Marseille et réduit à errer dans un pays dont il ne connaît ni la langue, ni la culture. C’est un autre livre magistral …….

                                             Buffalo Bill et les Indiens du Wild West Show



mercredi 23 mars 2016

Le zoom arrière chez Francis Ford Coppola






Dans Le Parrain (The Godfather, 1972), la séquence d’ouverture nous plonge immédiatement dans une des thématiques du film; l’allégeance d’un féal à son suzerain et les liens qui unissent les membres de la mafia italienne aux États-Unis en 1945. L’action s’ouvre sur un fond noir, puis surgi de nulle part, la caméra cadre un homme, Amerigo Bonasera (Salvatore Corsitto) entamant ce qui semble être un monologue évoquant son désir de venger sa fille  violemment agressée par deux hommes, quelques temps plus tôt. Ce n’est pas un regard-caméra; ses yeux fixent, par une diagonale, un hors-champ dont on ne sait rien pour l’instant.Très lentement, presque imperceptiblement, Coppola effectue un zoom arrière qui ouvre sur un décor dont on ne perçoit que progressivement l’opulence. Une boîte à cigares, un cendrier, un téléphone, une feuille de papier, un encrier entrent progressivement dans le cadre. Puis, alors que le zoom arrière nous fait découvrir au premier plan à gauche  et de profil une tête soutenue par une main, cette dernière, abruptement, balaie l’espace, dévoilant ce hors-champ fixé par le plaignant. Une autre main, à droite de l’écran, un verre à la main, entre alors dans le champ de la caméra. Les protagonistes à l’écoute de cette confession vengeresse sont déjà deux. Le zoom arrière s’arrête au moment ou les mots Don Corleone sont prononcés. Le film peut alors démarrer autour du pivot central de l’intrigue: l’évocation du Parrain (Marlon Brando, colossal) et les rapports de pouvoir que celui-ci impose à tous ses vassaux. Le dialogue qui suit se fait à l’abri des regards, dans ce clair-obscur propice aux intrigues et aux tractations mafieuses. Il est ici question d’honneur, de loi du talion, de silence ( Bonasera se lève pour chuchoter à l’oreille du Parrain la sanction – la mort – à l’encontre des agresseurs de sa fille)  de soumission et d’autorité. La violence sourde des mots et la colère à peine contenue de Bonasera contrastent avec le calme du Parrain, bien calé dans son fauteuil, caressant un chat posé sur ses genoux. Ce n’est rien d’autre que le versant sombre du capitalisme (la fortune accumulée par la famille Corleone) et du rêve américain - mais un rêve perverti -, inséparable de son idéal de justice (en libérant les deux agresseurs, la justice officielle n’a pas répondu aux attentes de Bonasera: il attend donc que justice soit faite par Don Corleone) que nous décrit ici Francis Ford Coppola. Dire que le Parrain est un film sublimissime est un euphémisme; je vous recommande successivement le visionnement des 3 volets du Parrain (1972, 1975 et 1990: près de 9 heures de projection quand même !), qui exposent, sur 3 générations, une saga familiale hors du commun. 



dimanche 20 mars 2016

I am Spartacus de Kirk Douglas aux Éditions Capricci/2013


Quand Kirk Douglas écrit ce livre, il a 95 ans ! Tout au long des 189 pages, le producteur/acteur du film Spartacus nous convie à une très enthousiasmante visite du monde hollywoodien des années 50/60. En 1958, Kirk Douglas vient d’enchaîner des films plus superbes les uns que les autres; La Vie passionnée de Vincent Van Gogh (Lust for Life de Vincente Minnelli en 1956), Les Sentiers de la Gloire (Paths of Glory de Stanley Kubrick en 1957), Les Vikings (The Vikings de Richard Fleischer en 1958). Il est sur le point de commencer Le Dernier train de Gun Hill (Last train from Gun Hill de John Sturges en 1959). C’est donc un acteur confirmé qui s’attaque à la production de Spartacus, inspiré du roman homonyme de Howard Fast, publié en 1951. La narration de Kirk Douglas s’ouvre sur cette période noire et mortifère du maccarthysme dans laquelle le sénateur McCarthy et ses sbires (une mention spéciale pour John Parnell Thomas, le président de la Huac, cette commission chargée de pousser à la délation tous ceux qui étaient suspectés d’être communistes) ont littéralement foulé aux pieds les libertés individuelles aux États-Unis. Libéral convaincu, Kirk Douglas n’hésite pas à risquer gros en choisissant de faire écrire le scénario du film par Dalton Trumbo, un scénariste blacklisté, toujours mis à l’index, malgré la mort du sénateur McCarthy en 1957 et considéré par de nombreux producteurs comme persona non grata à Hollywood. Faire travailler Dalton Trumbo – même sous un prête-nom comme Sam Jackson – pouvait entraîner la fin du financement par Universal, une presse hostile et l’opposition de groupes de pression comme l’American legion (association d’anciens combattants). La survie du film était donc tout simplement en jeu. Le plus extraordinaire est que Kirk Douglas  a pu mener son projet jusqu’au bout en dépit des vicissitudes du tournage; explosion du budget (13 millions de dollars au total), renvoi d’Anthony Mann, le premier metteur en scène, remplacement en cours de tournage de Sabina Bethman par Jean Simmons pour jouer Varinia, l’esclave qui tombe amoureuse de Spartacus, arrivée de Stanley Kubrick en lieu et place d’Anthony Mann, rivalités d’égos surdimensionnés entre Laurence Olivier et Charles Laughton, censure de l’Administration du Code de Production de la Motion Picture Association qui obtint de nombreuses coupures jugées scandaleuses comme celle de la fameuse scène entre Tony Curtis et Laurence Olivier à propos des escargots et des huitres (il faudra attendre 1991 pour retrouver cette scène dans une version restaurée). Si le film est devenu depuis un classique, c’est donc bien grâce à la ténacité et au courage de Kirk Douglas qui ne pouvait être qu’en symbiose totale avec son scénariste; Spartacus est avant tout une caisse de résonance des tensions politiques des années 50 puisqu’il narre une épopée d’une armée d’esclaves remettant en cause l’autorité de Rome sous la République mais le film exalte aussi et surtout de manière transparente, la liberté pour tous les parias. Il a fallu dix ans pour que Dalton Trumbo retrouve son nom au générique d’un film. La brèche est ouverte en 1960 - confirmée par J.F Kennedy qui accueillera très favorablement le film - pour mettre fin à la liste noire. La même année, Otto Preminger enfoncera le clou en mettant lui aussi le nom de Trumbo au générique de son film Exodus. L’intérêt du livre est là, en ce sens que Kirk Douglas refuse de se soumettre aux diktats édictés par l’hypocrisie et la médiocrité tout en se livrant totalement à son amour pour le cinéma. La collaboration entre Kirk Douglas et Dalton Trumbo ne s’arrêtera pas là; ils se retrouveront sur les plateaux de Perdido de Robert Aldrich en 1961 et de Seuls sont les indomptés (Lonely are the Brave de David Miller en 1962). Deux autres films superbes .........


                                          Woody Strode, Stanley Kubrick et Kirk Douglas                                            

mercredi 16 mars 2016

Born to be blue de Robert Budreau (2015)


Born to be blue est un biopic qui retrace une partie de la vie de ce fantastique trompettiste de jazz qu’est Chet Baker. Le film débute en 1966 alors que sa carrière, débutée à l’orée des années 50 aux États-Unis connait un creux lié à ses nombreux démêlés avec la drogue et la justice. La particularité du propos tient au fait que le réalisateur canadien – qui avait déjà tourné un documentaire sur ce sujet, The Deaths of Chet Baker en 2009 – choisit non pas les années de flamboyance de ses débuts sur la côte californienne aux côtés de Charlie Parker ou de Gerry Mulligan, ni son retour sur scène à partir de 1973 jusqu’à sa mort en 1988, mais ces années intermédiaires, tragiques, dans lesquelles Chet Baker aurait pu tout simplement sombrer. Robert Budreau fait le choix, dès les premières minutes d’interpréter la vie de Chet en fonction de ce qu’il perçoit de sa personnalité. Il nous convie, à l’instar de la musique toute en sinuosité de ce  porte-flambeau du Jazz West Coast qu’est Chet Baker, à une ballade dont les improvisations tant musicales que mentales nous ramènent à son univers introspectif à l’opposé des exubérances du bebop.  L’important n’est donc  pas de restituer l’histoire vraie du trompettiste, mais de toucher du doigt la complexité du personnage et ses rapports avec la musique, la drogue et l’amour. Dès l’entame, Chet Baker (Ethan Hawke sensationnel) est sorti de prison par un producteur désireux de raconter son histoire (le producteur Dino de Laurentiis voulait effectivement faire un film sur sa vie mais le projet n’avait pas abouti). A la sortie du plateau de tournage, il est violemment agressé par des dealers qui lui fracassent la mâchoire. Ce dernier épisode, authentique, mène le musicien au bord de l’abîme et inaugure une traversée du désert traumatisante, humiliante, hantée par la seule volonté de rejouer de la trompette et de renouer avec la scène et les concerts, de faire en somme, une sortie en forme d’entrée sur scène. Mais le chemin de croix sera long et douloureux pour cet artiste à la sensibilité d’écorché vif; des sons ânonnés par une trompette dont l’embouchure ne retient pas le sang qui s’échappe de sa dentition meurtrie à la nécessité de regagner la confiance des autres (celle de son père, dans une séquence terrible, ne sera jamais acquise) en passant par une reconquête musicale de son talent instrumental et vocal (la séquence dans laquelle, Chet se met à chanter, devant des professionnels de l’industrie musicale, My Funny Valentine, est bouleversante), tout ce chemin doit le mener vers une rédemption qui ne viendra jamais . Soutenu à bout de bras par une femme rencontrée sur un plateau de tournage, Jane (Carmen Ejogo) est un condensé des femmes qui ont peuplé  la vie du trompettiste. Elle le prend en charge, l’accompagne, le soigne, l’aime d’un amour désintéressé et absolu qui contrebalance le caractère autodestructeur et égocentrique de Chet. Des flash-backs récurrents, en noir et blanc, accompagnent cet itinéraire douloureux permettant de replonger dans son passé de beau gosse du cool jazz californien ou du trompettiste jouant au Birdland de New-York devant Miles Davis et Dizzy Gillespie. Son addiction à l’héroïne est présente mais Budreau n’en fait pas la pierre angulaire de son œuvre. La drogue est là, tapie dans l’ombre ou en pleine  lumière, prête à être utilisée pour soulager de manière illusoire cette vulnérabilité. Ethan Hawke donne ici une remarquable interprétation de son personnage au regard perdu dont les yeux soulignent la douleur et le désespoir et qui parvient malgré tout à jouer des phrases musicales  perpétuellement au bord de la rupture. Très proche, dans la forme, de Bird de Clint Eastwood (1988), le film se termine en 1973 au moment où  Chet Baker renoue avec la scène. Il ne sait pas encore qu’il ne lui reste que 15 ans à vivre jusqu’à cette chute du deuxième étage d’un hôtel à Amsterdam en 1988.

                                                                                   Ethan Hawke


dimanche 13 mars 2016

L’analphabétisme chez Howard Hawks et Tom Gries


Vingt ans séparent La Rivière rouge (Red river de Howard Hawks, 1948)  de Will Penny, le solitaire (Will Penny de Tom Gries, 1968). Dans La Rivière rouge (photogramme du haut), Groot (Walter Brennan) est sur le point de signer son engagement à la veille d’un périlleux voyage qui doit l’amener avec ses compagnons à convoyer un troupeau de dix mille bêtes du Texas au Missouri. Très fier et en toute désinvolture, Groot pose en haut du contrat sa signature, qui s’avère être une croix. Son analphabétisme est revendiqué, sans fard ni complexe. Plus bas, Will Penny (Charlton Heston dans un de ses meilleurs rôles) est un autre cow-boy convoyant du bétail quelque part dans les Grandes Plaines de l’Ouest. Pour toucher son salaire de misère, il reproduit le même geste, mais cette fois-ci de manière honteuse. De sa main gauche gantée, il tente de cacher la même croix qui vient marquer ce paraphe déshonorant.
 Entre les deux films, vingt années d’évolution du genre qui a délaissé l’épopée héroïque de la Conquête de l’Ouest pour filmer le quotidien d’un groupe de cow-boys plus en phase avec la réalité de la deuxième moitié du XIXe siècle. En effet, La Rivière rouge est un western classique qui mythifie la naissance d’une nation. Ces cow-boys s’apprêtent à affronter un environnement hostile, aride avec un idéal de conquérant. L’espace est encore vierge, la loi reste absente et les outlaws écument toujours les pistes. C’est le caractère d’un homme qui prime et non son éducation. Avec Will Penny, le solitaire, le mythe de l’Ouest s’est effondré sous les coups de boutoirs de réalisateurs comme Arthur Penn, Richard Brooks ou Sam Peckinpah qui montrent l’Ouest tel qu’il était, loin des hagiographies du passé. Le cow-boy n’est plus ce centaure  galopant à travers les plaines, affrontant les rivières en crue, les tempêtes de sable ou les Indiens forcément hostiles mais un homme seul, pauvre, sans domicile fixe, sans attaches. Ces caractéristiques qui passaient pour les éléments constitutifs de la liberté ont fini par se retourner contre lui. L’analphabétisme de Will est le symbole de sa  précarité et de sa marginalité. Dans la réalité, les cow-boys étaient au bas de l’échelle sociale, rarement propriétaires et toujours sous les ordres d’un cattle baron. Les soubresauts de la société américaine des années 60-70 (droits civiques des minorités, critique de la guerre du Vietnam, manifestations contre la société de consommation) poussent à la destruction du mythe qui a fondé l’Amérique. En 1968, l’heure n’est plus à la glorification des cow-boys indomptables et vertueux menant leurs transhumances héroïques, mais à l’évocation des conditions de vie difficiles de ces hommes qui sont subitement mis à nu. L’Ouest, autrefois mythique, s’apparente désormais à un paradis perdu.






jeudi 10 mars 2016

Les références chez Sergio Leone


La fin du prologue de Il était une fois dans l’Ouest (1968) emprunte la structure dramatique du film de Fred Zinnemann, Le Train sifflera trois fois (High Noon, 1952). Chez Leone, trois malfrats attendent un mystérieux inconnu sur le quai d’une gare à l’instar des trois hors-la-loi de Zinnemann, attendant Frank Miller, de retour à Hadleyville pour se venger du shériff Will Kane qui l’avait arrêté quelques années plus tôt.

De gauche à droite, le réalisateur filme des hommes sans nom, revêtus de longs manteaux cache-poussière, mais des acteurs très connus: Al Mulock (déjà remarqué dans Le Bon, la Brute et Truand/The Good, the Bad and the Ugly, 1966), Jack Elam (un second couteau à la filmographie aussi impressionnante que sa trogne), Woody Strode (un acteur souvent utilisé par John Ford, notamment dans Le Sergent noir/Sergeant Rutledge, 1960) et à l’arrière-plan, l’homme à la valise et à l’harmonica, Charles Bronson (Les Sept Mercenaires/The Magnificent Seven, John Sturges, 1960). Le train vient de quitter le quai de la gare et les quatre personnages se font face dans un rapport pour le moins conflictuel. Le western est avant tout une question de décor. L’action se déroule quelque part au fin fond de l’Ouest, le ciel est immense et à l’arrière-plan, très loin, se découpent des montagnes. La voie ferrée et les fils télégraphiques montrent l’avancée de la civilisation mais contredisent l’affrontement à venir à une époque (les années 1860) où tout différend se règle encore à coups de colts. La ligne d’horizon se confond avec les barrières en bois qui jouxtent la voie ferrée. Au premier plan, un quai fait de poutres instables complète cet espace désertique et hostile, annonciateur de la mort qui rôde. Loin de la ville du Train sifflera trois fois,  la résolution de la confrontation dans cet univers désolé est imminente: Jack Elam a déjà écarté le pan droit de son manteau pour dégager l’accès à son colt à l'instar de Woody Strode et d'Al Mulock, bien campés sur leurs deux jambes, dans l’attitude de ceux qui n’attendent qu’un battement de cils mal interprété pour dégainer. Les passionnés savent que Sergio Leone voulait pour jouer les trois hors-la-loi, Eli Wallach, Lee Van Cleef et Clint Eastwood, les trois rôles principaux du Bon, la Brute et le Truand. Les deux premiers avaient accepté, seul Clint Eastwood dit non, probablement en raison de sa notoriété en phase ascensionnelle. Il ne pouvait concevoir à l’époque de jouer un rôle aussi périphérique (1). Le choix des acteurs américains, des lieux emblématiques du western (une partie du film est tournée à Monument Valley, un  espace cher à John Ford), des figures de style (le duel, qui porte d’ailleurs mal son nom, puisqu’ils sont quatre; dans le western classique, le duel se passe le plus souvent à deux et dans la rue principale d’une ville poussiéreuse), des codes vestimentaires (chapeaux, bottes, colts; précisons que les cache-poussière avaient déjà été utilisés dans Jesse James, le brigand bien-aiméThe True story of Jesse James de Nicholas Ray, 1957)  montrent au-delà des références, une véritable admiration pour ce genre cinématographique qui vit à ce moment ses derniers feux.

(1) Conversations avec Sergio Leone de Noël Simsolo,Stock cinéma, 1987

                                                         Al Mulock, Jack Elam et Woody Strode 

                                               Les trois hors-la-loi dans Le Train sifflera trois fois



lundi 7 mars 2016

Eros et Thanatos chez King Vidor


Duel au soleil (Duel in the Sun) est un film de King Vidor réalisé en 1946. Lewton McCanless (Gregory Peck) affronte, à la fin du film, dans un duel à mort, sa maîtresse Pearl (Jennifer Jones). Les deux amants vivent une relation particulièrement tumultueuse et révélatrice d’un amour fou, passionné, éruptif, destructeur, baroque en un mot. Conscients que cet amour incandescent ne peut se terminer que dans la mort, Lewt, un meurtrier pourchassé par les forces de l’ordre, a donné rendez-vous à Pearl dans un lieu isolé, le Squaw Head Rock bien nommé. Face à face, Pearl tire sur Lewt et réciproquement. Blessés à mort, les corps rampent l’un vers l’autre, la main de Lewt se tend dans un ultime effort vers  Pearl dont le visage exprime autant le désir que la souffrance. La roche est à nu, brûlée par le soleil, l’aridité du paysage rend la confrontation plus âpre, plus tranchante. Les vêtements de Lewt et la jupe de Pearl se confondent avec cette terre sauvage et indomptée. La distance qui les sépare semble infranchissable. La passion dévastatrice est à l’œuvre et culmine lorsque les deux protagonistes s’enlaceront et s’échangeront un ultime baiser dans la mort. Ce moment est d’un lyrisme totalement débridé et fait penser à un autre épilogue très fort de La Fille du désert (Colorado Territory de Raoul Walsh sorti peu après en 1949). Wes McQueen (Joel McCrea) et Colorado (Virgina Mayo) se retrouvent assiégés par un posse (un shériff et des hommes enrôlés pour poursuivre des hors-la-loi). Cette fois-ci, les amants font cause commune face à la meute et meurent enfin unis. Le sombre romantisme des deux séquences renvoie à l’impossibilité, pour des êtres marginalisés, de vivre au grand jour leur passion anticonformiste.



                                     




dimanche 6 mars 2016

La mitrailleuse chez Sam Peckinpah


Le massacre final de La Horde sauvage (The Wild Bunch, 1969) est resté comme le point d’orgue de ce film plus grand que nature, le meilleur peut-être de Sam Peckinpah. Pike Bischop (William Holden), un hors-la-loi  et ses trois compagnons se retrouvent au Mexique face à leur ancien employeur, le général Mapache (Emilio Fernandez). Ils souhaitent récupérer un quatrième complice,  Angel (Jaime Sanchez) préalablement capturé par le dictateur mexicain. Ce dernier le met à mort sous les yeux des Américains. Et l’apocalypse se déclenche. La séquence, particulièrement violente, condense toutes les thématiques de Peckinpah: des perdants magnifiques qui savent qu’ils sont devenus anachroniques dans un Mexique en pleine mutation (l’action se passe en 1913 pendant la révolution mexicaine), la mort de l’Ouest (la conquête de l’espace étatsunien est terminée depuis 1890 et tout retour au nord du Rio Grande devient impossible), la violence, non pas comme fin en soi, mais représentative du monde dans lequel les hors-la-loi ont vécu (ils ont vécu par le sang, ils mourront dans un dernier bain de sang). Peckinpah, lui-même affirmait qu’il voulait faire de ce fim, une allégorie de la guerre du Vietnam alors en cours: le Mexique, à l’instar du Vietnam, n’est alors qu’un poste avancé de l’impérialisme américain. Le photogramme présente deux des quatre mercenaires, deux frères, Lyle Gorch (Warren Oates, à droite) et Tector Gorch (Ben Johnson), qui sort littéralement du cadre. La furie meurtrière est à son paroxysme. Lyle s’empare, totalement extatique et hurlant, d’une mitrailleuse et tire en rafales continues sur toute l’armée mexicaine qui menace de le submerger. Cette arme infernale montre bien que le monde est désormais entré dans l’ère industrielle. Avec sa mitrailleuse qui crache la mort et déchire les corps, Lyle inspire autant la fascination glaçante que la répulsion. Déjà blessé, il tourne le dos à un mur d’adobe criblé d’impacts de balles. Son frère, Hector, vient d’être touché à son tour et ne tardera pas à succomber à ce maelstrom de feu et de sang. Ils sont tous les  deux acculés dans un coin de la bâtisse ce qui accentue le caractère désespéré de leur suicide, véritable immolation sur l’autel d’une descente vers l’abîme. Ben Johnson est un acteur qui résume à lui tout seul l’évolution du western vers plus de réalisme: souvent employé par John Ford dans des rôles de cow-boy ou de militaire positifs (La Charge Héroïque/She Wore a Yellow Ribbon, 1949 ou Le Convoi des braves/Wagon Master, 1950), il finira par incarner, en vieillissant, des hommes de l’Ouest plus fiévreux (La Vengeance aux deux visages/One Eyed Jacks de Marlon Brando en 1961) et plus violents (Major Dundee de Sam Peckinpah déjà en 1965).




                        Pike Bishop (William Holden), un autre membre de la Horde sauvage                   

La mort chez Richard Fleischer


Soleil vert (Soylent green) est un film de science-fiction réalisé par Richard Fleischer en 1973. Il raconte ce qu’est devenue la Terre en 2022: surpopulation, réchauffement climatique, inégalités sociales vertigineuses, disparition de la faune et de la flore, rareté de l’eau …. un cauchemar que notre personnage Sol (Edward G. Robinson dans son dernier rôle) a décidé de quitter en choisissant une euthanasie, un suicide assisté qui ne dit pas son nom. Il est couché sur un lit après avoir bu, en toute conscience, une mixture empoisonnée, qui lui laisse néanmoins le temps de voir, pendant quelques minutes, ce qu’a été le monde d’avant, ultime récompense d’un monde devenu dystopique. Défile alors devant lui un spectacle grandiose de paysages en fleurs, d’animaux, de soleils couchants, d’envols d’oiseaux, de rivières à l’eau pure, de mers poissonneuses. Sur fond de musique classique – la Sixième symphonie  de Tchaïkowsky et la Sixième symphonie de Beethoven - Sol n’est plus qu’un petit point, déjà enveloppé dans son linceul,  perdu dans cette nature qui l’entoure. Son regard, tour à tour triste et fasciné, est doublé par le nôtre, et tous deux (tous trois en fait, puisqu'un autre personnage, Thorn - Charlton Heston - vient s’immiscer, derrière une baie vitrée, dans cette intimité mortuaire) restent pétrifiés devant ces images d’un paradis perdu. Tout à notre éblouissement devant ce spectacle, nous oublions que cette évocation d'un passé pas si lointain, n’est que le prélude de la mise à mort de Sol, devenu inutile pour cette société prédatrice (la séquence est d’autant plus forte qu’Edward G. Robinson était à ce moment malade. Il mourra peu de temps après la fin du film). À travers le décès de Sol, Richard Fleischer filme la disparition d’une civilisation  avec comme corollaire, la condamnation âpre d'une modernité dévoyée qui, pour exister, a besoin de tuer l'homme. Ces préoccupations étaient caractéristiques des années 70. Elles le sont toujours.



samedi 5 mars 2016

La diagonale chez Marlon Brando


La Vengeance aux deux visages (One-eyed Jacks) est l’unique film réalisé par Marlon Brando en 1961. Rio (Marlon Brando à gauche) et Dad Longworth (Karl Malden) sont pourchassés par des Rurales (milice mexicaine) après avoir cambriolé une banque dans l’État du Sonora au Mexique. L’hallali est proche. En gravissant une colline, le cheval de Rio vient d’être abattu et les deux complices regardent un hors-champ menaçant et hostile. Une diagonale coupe quasiment l’image en deux et relie les hommes et les chevaux, maculés par ce sable blanchâtre et arrimés à cette dénivellation minérale dans laquelle ils semblent s’enfoncer. Ce ne sont pas pour autant des statues de sel puisque Rio pivote sur lui-même, tenant fermement sa Winchester, bien décidé à vendre chèrement sa peau. Le cheval de Dad est par contre statique, comme si son cavalier hésitait sur la conduite à tenir. Toutes les couleurs présentées sont contradictoires: le bleu est traditionnellement une couleur froide et sereine mais  il tranche avec le piège qui se referme sur Rio et Dad, le blanc du sable s’oppose à la souillure que représentent les outlaws en fuite. La chaleur y est étouffante et écrase les deux comparses, contribuant à la sensation d’enfermement, en dépit d’une ligne d’horizon ouverte sur l’infini. Les corps se découpent donc parfaitement dans cet espace torride, surchauffé par la tension de l’action en cours. Marlon Brando réalise là un chef- d’œuvre qui a dérouté à l’époque le public et dans lequel il campe un hors-la-loi extrêmement complexe, sans scrupules, manipulateur, capable d’éclairs de grande violence et de romantisme débridé, qui n’a pas beaucoup d’équivalents dans ce genre cinématographique.



mercredi 2 mars 2016

Le décor chez Alain Corneau


Série Noire (1979)  est le plus grand film d’Alain Corneau. Il s’agit d’une adaptation d’un roman de Jim Thompson, A Hell of a woman (1954), remarquablement transposée des États-Unis à une banlieue urbaine quelque part en France. Patrick Dewaere donne ici toute la mesure de son talent, qui n’a jamais été reconnu à sa juste valeur. Célébrée en 1980, la 5e cérémonie des César du cinéma offrit cinq nominations pour le film d’Alain Corneau dont une pour le meilleur acteur, Patrick Dewaere. Au final, rien, le vide absolu. C’est Claude Brasseur qui remporta le César pour son rôle  dans La Guerre des polices de Robin Davis. Dans toute sa carrière, Patrick Dewaere ne recevra qu’une moitié de récompense, l’Étoile de cristal, qu’il partagera avec Patrick Bouchitey pour La Meilleure façon de marcher de Claude Miller (1976) ! À mes yeux, Patrick Dewaere est un acteur munificent jusqu’au vertige, capable de s’investir totalement dans ses rôles, à l’instar des grands acteurs américains de l’Actors studio comme Marlon Brando ou Dustin Hoffman qu’il admirait beaucoup.
Franck Poupart (Patrick Dewaere donc) est un représentant commercial qui sillonne les routes et les quartiers d’une banlieue non déterminée en France. Le film s’ouvre sur cette séquence. Franck s’arrête dans un terrain vague, sort de sa voiture et se met à mimer un duel avec un adversaire imaginaire. Il se met littéralement en scène, en «représentation» dans ce numéro de pantomime aussi vain que pathétique. Le décor donne une des clés du film; un terrain vague, de la boue et des herbes folles, des chantiers en construction à l’arrière-plan et entre les deux, des tours sans personnalité. Il pleut, il fait gris, l’horizon est bouché, l’atmosphère est cafardeuse. La sombre tristesse de l'environnement et la solitude d'un personnage déphasé, étranger à ce qui l'entoure instaurent une sorte d'univers célinien dans lequel la topographie de la ville est emprisonnante et enlisante. Tout est dit dans ce plan; Franck est un perdant, un paumé, un anti-héros, un homme ordinaire qui se débat dans une atroce réalité sociologique (il démarche les gens sans espoir d’ascension sociale) et urbaine (sa zone de travail est indissociable de cette banlieue impersonnelle et glauque) qui l’étranglent à petit feu. Ce décor sinistre enveloppe Franck en créant une esthétique du désespoir que le jeu de Patrick Dewaere souligne de manière saisissante. Quel immense acteur !



Le regard caméra chez Alfred Hitchcock


Psychose (Psycho d'Alfred Hitchcock, 1960) est un film aux mille facettes, qu’on ne finit pas de redécouvrir. Voici Norman Bates (Anthony Perkins) dans la toute dernière séquence du film. Glaçant, inquiétant, le fondu enchaîné est en train de superposer sur son visage, les traits cadavériques de sa mère qu’il a assassinée dans un élan de folie meurtrière quelques années plus tôt. Le regard caméra nous prend à témoin, comme si Norman voulait établir avec le spectateur, une connivence, une complicité. La tête est légèrement penchée vers l’avant et les yeux, d’un noir profond, se plantent dans les yeux du spectateur. La distance entre le matricide et nous est abolie. Nous sortons de notre zone de confort. La séquence est angoissante, en ce sens que le dédoublement de personnalité auquel nous faisons face, nous contraint à accepter le fatum de Norman qui est maintenant définitivement possédé par l’esprit de sa mère.
La pièce dans laquelle se trouve Norman est à ce moment vide. Le mur qui forme l’arrière-plan est nu, dépouillé, vide de tout artifice qui pourrait perturber notre vision. Cette sécheresse du décor accentue le vertige créé par la menace que représente toujours le regard de Norman. Celui-ci a définitivement rompu les amarres pour se perdre dans les méandres de son cerveau labyrinthique d’une profonde noirceur. Le sourire qu’il est en train d’esquisser, jette une chape de plomb sur tout espoir de rédemption. La scène est encore plus forte avec le son puisque ce n’est pas la voix de Norman que l’on entend en voix off mais bien celle de sa mère ….



mardi 1 mars 2016

Le cinéma au cinéma chez Billy Wilder


Ce photogramme extrait de Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard de Billy Wilder, 1950) met en scène Joe Gillis (William Holden) et Norma Desmond (Gloria Swanson). L’image est superbe. Les deux protagonistes sont dans une salle de cinéma privée et regardent un film. Norma Desmond est une ancienne star du cinéma muet qui ne s’est jamais remise de l’arrêt brutal de sa carrière. Le passage au parlant lui a été fatal, lui retirant le succès et la célébrité et inlassablement, elle visionne les films qui ont fait sa gloire (précisons que Gloria Swanson incarne ici son propre rôle de star déchue). À sa droite, Joe Gillis, un scénariste raté qui s’est fait engager par l’ancienne vedette pour écrire un scénario qui permettrait à Norma de revenir sur le devant de la scène. Norma n’existe que par le regard des autres. Le faisceau du projecteur lui rend de manière fugitive sa gloire passée. Le corps soudainement raidi, le bras levé et l’index tendu accentuent le caractère halluciné du personnage tout à sa volonté de revenir devant les caméras. Joe Gillis, quant à lui, est dans l’ombre, écrasé par la mante religieuse qui le dévore petit à petit. Désemparé par tant de hargne égocentrique, il regarde Norma avec un mélange de fascination et de répulsion qui souligne les rapports de domination et de soumission qui organisent leur relation. Leur attitude réciproque accentue le décalage qui fait de cette union aux intérêts bien compris, un mélange malsain et mortifère. Cette mise en abyme du monde hollywoodien est l’une des plus puissantes du cinéma.



L’entrée dans le champ chez David Lean


S’il y a un film que j’emmènerais sur une île déserte, c’est Lawrence d’Arabie (Lawrence of Arabia de David Lean, 1962). C’est une œuvre qui déclenche immanquablement un effet de sidération à chaque projection. Elle combine à mes yeux tout ce qui fait le cinéma: un souffle épique (la révolte arabe en 1916 au Proche-Orient), des personnages d’une profonde densité (T.E. Lawrence, un officier britannique idéaliste, égotiste, mais aussi aventurier, rêveur, poète et surtout écrivain), un espace magnifié, filmé de manière somptueuse (le désert d’Arabie), l’Histoire en arrière-plan (les manipulations géopolitiques de la France et du Royaume-Uni et le déclin de l’Empire ottoman), le tout servi par la mise en scène talentueuse et inspirée de David Lean.

Voici une entrée dans le champ grandiose. Lawrence (Peter O’Toole dans le rôle de sa vie) est à gauche. Son guide Majid (Gamil Ratib), à droite, est en train de puiser de l'eau dans un puits. Au loin, de manière imperceptible tout d’abord, puis de manière de plus en plus nette, un méhariste (Omar Sharif) apparaît à l’écran. La composition dans le plan est remarquablement travaillée. L’image est divisée en deux parties horizontales inégales. Les deux-tiers du cadre sont remplis par le désert et le tiers restant forme le ciel d’un bleu étincelant. En ce qui concerne la position des personnages, la structure triangulaire est parfaite: le point de fuite formé par le méhariste permet d'orienter le regard en offrant au spectateur une vision frontale de l'action en cours. Semblable à un véritable mirage, celui-ci s’avance quasiment sur la ligne d’horizon. Le désert crache cette ombre qui avance inexorablement vers Lawrence et Majid dans un silence total, à l'exception des pas du dromadaire, de plus en plus perceptibles. Le cinémascope magnifie cet espace horizontal et infini, perturbé par la verticalité des personnages. L’ombre de Lawrence montre que le soleil est à son zénith, la chaleur est écrasante et la tension naît de la distance, sans cesse raccourcie, qui unit les protagonistes. Du grand art !



L’espace chez Michael Cimino


Michael Cimino est un de mes cinéastes préférés. Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter, 1978)  et La Porte du paradis (Heaven’s Gate, 1980) sont deux chefs-d’œuvre absolus. Son dernier film date de 1996 (Sunchaser) et depuis plus rien. Cimino est l’incarnation de l’ostracisme dans lequel l’industrie hollywoodienne maintient cet immense artiste à la suite de l’échec financier colossal de La Porte du paradis.  Voilà une injustice et un gâchis stratosphériques qui laissent pantois.

Ce plan extrait de Voyage au bout de l’enfer montre Mike Vronsky (Robert De Niro) arpenter la montagne, à l’aube, pour chasser le cerf, quelque part dans les Appalaches. C’est Vilmos Zsimond, le directeur de la photographie de Michael Cimino qui cadre Mike, de retour du Vietnam cherchant à se ressourcer au contact de la nature, après son expérience traumatisante et mortifère vécue dans le Sud-Est asiatique. Le chasseur, son fusil en bandoulière, est seul; il marche à grandes enjambées de manière déterminée. Son double se reflète dans le miroir du lac. Il fait corps avec la nature, sort littéralement de la couverture nuageuse mais semble écrasé par la majestuosité du lieu. L’amplitude des échelles (l’infiniment grand et l’infiniment petit) souligne l’arrogance humaine à vouloir dompter cet espace. Face à cette nature immuable qui le submerge (et qui rappelle l’espace chez Anthony Mann), Mike apparaît finalement fragile et désorienté.  Il chevauche les cimes rocheuses une dernière fois à la recherche d’un passé qu’il ne retrouvera plus. Le Vietnam l’a définitivement changé.



L’espace intime chez John Ford



Voici deux plans qui ouvrent et ferment la Prisonnière du désert (The Searchers de John Ford,1956) que vénèrent tous les Fordiens de la Terre. En-haut, une femme, Martha (Dorothy Jordan), ouvre une porte sur un espace désertique (Monument Valley en Utah pour les intimes). En-bas, un autre encadrement de porte fige Ethan Edwards (John Wayne) dans une posture (la main gauche tenant le coude du bras droit) qui rend directement hommage à un acteur très populaire dans les années 20 et qui faisait l’admiration du Duke, Harry Carey. Chacun regarde dans une direction opposée. Entre ces deux plans, un film qui est régulièrement cité parmi les œuvres marquantes du 7e art. Dans les deux cas, la caméra est à l’intérieur de la maison. La centralité des personnages bloque en partie notre vision (particulièrement en ce qui concerne Martha), mettant l’accent sur l’importance des protagonistes. La lumière de l’extérieur contraste fortement avec la pénombre de l’intérieur pour mieux découper les corps. Martha passe d’un espace intime à une immensité désertique, Ethan, lui, reste statufié à l’extérieur de cet espace familial (précisons tout de même que la maison n’est pas la même), même si la partie de son ombre qui est déjà à l’intérieur contredit son attitude. Alors que les deux personnages sont à ce moment immobiles, la profondeur de champ isole davantage Ethan, comme s’il faisait partie intégrante du désert visible dans son dos. Les portes forment enfin, un cadre dans le cadre qui masque deux hors-champs (tout ce qui est suggéré par les regards, mais que ne voit pas le spectateur) qui donnent en grand partie les clés de l’histoire.