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[1] « Le complexe de Néron» désigne la fascination du spectacle et du morbide.
(André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ?, Éditions du Cerf, collection 7e
art, 1958.
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[1] « Le complexe de Néron» désigne la fascination du spectacle et du morbide.
(André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ?, Éditions du Cerf, collection 7e
art, 1958.
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Quelque part dans l'Ouest sauvage, sous une chaleur
accablante transformant le territoire comanche qu'il traverse en véritable
fournaise, un groupe de six hommes et une femme, dirigé par un hors-la-loi Clint
Hollister (Richard Widmark), vient de s'arrêter dans une ville fantôme dont le
nom s'est perdu dans les sables du désert. Clint a, quelques jours plus tôt,
obligé son ancien comparse repenti Jack Wade (Robert Taylor) à lui montrer le
lieu où ce dernier avait enterré, dans une autre vie de pilleur de banques, un
butin de 20 000 dollars. En kidnappant en même temps la femme de Jack, Peggy
(Patricia Owens), Clint espère aboutir rapidement à ses fins. Dans Le Trésor
du pendu (The Law and Jack Wade, 1958) John Sturges nous montre une
fois de plus, après les grandes réussites que furent Fort Bravo (Escape
from Fort Bravo, 1953), Un Homme est passé (Bad Day at Black Rock,
1954) ou encore Coup de fouet en retour (Backlash, 1956), sa
maîtrise de l'espace et de la place qu'il accorde à ses personnages dans le
cadre. Au premier plan et au centre de l'image, après que Jack lui a signalé la
présence hors-champ d'un cavalier comanche au sommet d'un promontoire, Clint,
une Winchester dans les mains, vient de mettre un genou à terre, sûr de lui, le
regard tourné vers la menace latente. Son attitude et son assurance connotent
un tempérament autoritaire, froid, dominateur et égocentrique. Il incarne le
pouvoir absolu, ne tolère aucune désobéissance et impose son hégémonie sur le
groupe par la puissance de son verbe et son habilité à se servir d'une arme à
feu. Profondément individualiste, sans attaches ni amis (sauf pour Jack Wade
pour lequel il éprouve un tropisme manifestement homosexuel), il est cet orgueilleux,
au panache jubilatoire et à la sombre flamboyance, qui ne peut envisager autre
chose que de vivre dans la violence et de s'emparer par tous les moyens de ce
qu'il convoite. Derrière lui, au second plan, trois personnages décentrés,
comme pour mieux indiquer leur place réelle dans la trame narrative du film, partagent
l'écran. À gauche, Rennie (Henry Silva), observe silencieusement Clint avec ces
yeux enfoncés dans leurs orbites qui donnent à son visage taillé à coups de
serpe une dimension sinistre. En dépit
de son positionnement en hauteur, ce comparse n'est qu'un second couteau,
tranchant certes, mais dénué de cette attractivité qui lui permettrait de
prétendre à être autre chose que ce qu'il est: un tueur dévoré par une haine inextinguible.
Juste derrière lui, Peggy (Patricia
Owens) est restée sur son cheval. Saisie d'inquiétude, elle reste spectatrice
de son propre enlèvement et de l'action en cours, impuissante à peser sur le déroulement
des événements. Contrairement à son habitude – tout au moins dans ses westerns
- John Sturges a renoncé à donner à ce rôle féminin la duplicité d'une Carla
Forester (Eleanor Parker)[1],
l'indépendance d'une Kary Orton (Donna Reed)[2],
l'insolence d'une Miss Denbow (Rhonda Fleming)[3]
ou encore l'agressivité teintée de masochisme d'une Kate Fischer (Jo Van Fleet)[4].
À droite du cadre, légèrement en retrait de Clint, caché derrière la roue d'un
chariot, Otero (Robert Middleton) est l'autre comparse aussi discret et taiseux
que Rennie est extraverti et vindicatif. Lié par une ancienne amitié à Jack, il
reste néanmoins proche de Clint tout en n'ayant d'autre souci que celui d'assurer
la satisfaction de son patron. Au troisième plan, les vestiges de ce qui fut un
jour une ville, témoignent tragiquement d'une mémoire et d'une civilisation
interrompues par les attaques des Indiens et par les tempêtes de sable venues
du désert. Les frontons en bois des bâtiments encore visibles dressent toujours
vers ce ciel immense leurs silhouettes fantomatiques gémissantes, comme un défi
face aux assauts du temps, du vent et du sable. Le groupe se trouve dans cette
rue principale autrefois animée, mais dont le bruit des allées et venues des
citadins, des rixes aux abords des saloons ou des règlements de comptes au coin
des rues a fini par s'estomper pour laisser la place désormais à un silence
obstiné. Enfin, à l'arrière-plan, dans le lointain et
comme ligne d'horizon, les sommets encore enneigés des montagnes découpent un
ciel d'un bleu éblouissant en autant de masses rocheuses grises se confondant
les unes avec les autres. La composition dans le plan choisie par Sturges
permet donc d'associer la profondeur et l'horizontalité des paysages à la
proximité et à la verticalité des personnages aussi figés que les ruines environnantes.
Ici, et pour quelques heures encore, la ville va s'éveiller pour laisser se
déchaîner le poids du destin et la violence cathartique.
Arizona 1870. Deux flèches apaches viennent de se
ficher en vrombissant dans le tronc d'arbre devant lequel se tient Tom Jeffords
(James Stewart). Encadré par les hampes et leurs empennages, son visage crispé
et inquiet, avec ces yeux fiévreux et cette commissure gauche des lèvres
légèrement relevée, dit tout du danger auquel Tom est soumis, danger d'autant
plus inquiétant que ses ennemis restent pour le moment invisibles. Ex-soldat de l'Union, chercheur d'or, Tom n'en
mène pas large. S'il n'a pas été transpercé par ces flèches, ce n'est pas parce
qu'il a maille à partir avec des archers particulièrement maladroits, mais plutôt
parce qu'il a trouvé et soigné quelques jours auparavant un jeune Apache blessé
par des soldats. L'association de la flèche – arrow en anglais - avec la menace
indienne est telle qu'elle a donné lieu avec une fréquence remarquable au choix
volontairement dramatique de nombreux titres originaux de westerns: Arrowhead (Charles Marquis Warren,
1953), War Arrow (George Sherman,1954), Arrow in the Dust (Lesley
Selander, 1954), Run of the Arrow (Samuel Fuller, 1957), Blood Arrow
(Charles Marquis Warren, 1958), Blood on the Arrow (Sidney Salkow, 1964),
auquel il faut rajouter le plus célèbre d'entre eux et dont est extrait le
photogramme ci-dessus, Broken Arrow (La Flèche brisée, Delmer
Daves, 1950). Mais restons un moment sur James Stewart. Dans le cinéma américain,
il incarne l'esprit d'une nation et ses valeurs démocratiques, l'Américain
idéaliste, fondamentalement honnête et façonné par un sens de l'éthique et de la
morale qui autorisent naturellement de confondre ses rôles avec l'homme qu'il
est dans le privé. Frank Capra dans Monsieur Smith au Sénat (Mr Smith
Goes to Washington, 1939) a su poser les premiers jalons de ce qui fera
l'identité de cet acteur tout au long de sa carrière. Mais, dans La Flèche brisée, alors
qu'il regarde avec anxiété les flèches et les alentours, son regard, filmé dans
une contreplongée dramatique, exprime déjà, en plus, cette tension et cette
nervosité, cette violence enfouie qui ne demande qu'à exploser, qu'un autre
metteur scène, Anthony Mann – mais aussi Alfred Hitchcock - saura, de Winchester
73 (1950) à L'Homme de la plaine (The Man from Laramie, 1955),
mettre au jour en lui faisant interpréter des personnages ambigus empreints de
tourments intérieurs, de culpabilité, voire d'un masochisme inconscient destiné
à expier une faute qu'il aurait commise autrefois. Mais, pour le moment, dans
cette forêt de l'Arizona, le temps vient de se figer. Quelques secondes
d'éternité suffisent pour imaginer l'abîme. Puis, soudain, à la suite d'un
frémissement agitant les sous-bois, quatre cavaliers émergent de la forêt, vagues
silhouettes silencieuses presque irréelles entraperçues tout d'abord à travers
le feuillage puis, guerriers farouches lancés au galop en talonnant
vigoureusement les flancs de leurs montures pour se rapprocher mètre par mètre de
Tom. Mais revenons à notre flèche. De la présence hors-champ des Apaches aux flèches
surgies en silence de nulle part, le même effroi se révèle pour transformer un
espace de forêts et de rochers, en apparence bucolique, en lieu d'affrontement.
Arme de prédilection des Indiens, l'arc est utilisé pour la chasse (rarement
vue à l'écran à l'exception notable de Danse avec les loups/Dances
with Wolves de Kevin Costner, 1990), mais surtout ici pour menacer un
intrus, marquer un territoire dominé par la tribu de Cochise (Jeff Chandler) et,
plus largement, lutter contre les colons blancs et l'armée américaine. Contrairement
au titre du film, ces flèches sont pour le moment intactes. Lorsqu'elles sont
brisées elles revêtent, dans le western, une seule et même signification: dans La
Flèche brisée, Cochise en brisera une en signe de paix, témoignant ainsi à
Tom Jeffords le désir de vivre en harmonie avec les Blancs et de renoncer à la
guerre, de la même façon qu'un an auparavant, dans La Charge héroïque (She
Wore a Yellow Ribbon, John Ford, 1949), le capitaine pacifiste Nathan Brittles (John
Wayne) en brisa une autre en deux morceaux, expectorant avec mépris sur les
débris avant de les jeter au visage de Red
Shirt (Noble Johnson), un chef sioux belliqueux. Au tournant des années 50, dans
sa représentation cinématographique, la flèche brisée matérialise un message d'harmonie
humaniste entre les peuples, particulièrement nécessaire aux États-Unis alors
aux prises, quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec la
Guerre froide et l'escalade de la peur rouge.
Le scénario de La Dame de Shanghai (The
Lady from Shanghai, Orson Welles, 1947) est au moins aussi nébuleux que
celui du Grand Sommeil (The Big Sleep, Howard Hawks, 1946). Voix
off, complot, mensonges, femme fatale, violence, faux-semblants, manipulation, Orson
Welles réunit, dans son quatrième film, tous ces codes renvoyant au film noir
mais en y apportant une touche personnelle pour mieux subvertir le genre, en ce
sens que la narration est assurée, non comme le veut l'usage par ceux qui sont
fondamentalement corrompus, mais par celui qui se fait manipuler à son insu. L'intrigue
ici importe finalement assez peu pourvu que nous ayons l'ivresse de la mise en
scène. Et Orson Welles, après Citizen Kane (1941) et La Splendeur des
Amberson (The Magnificent Ambersons, 1942), prouve une fois de
plus sa puissance visuelle et sa maîtrise de tous les paramètres de l'image. Le
photogramme illustre l'avant-dernière séquence du film, et singularise la même approche
de la profondeur de champ que le réalisateur avait inaugurée dans Citizen
Kane. Celle-ci y est utilisée, non pas comme un simple artifice technique,
mais pour mieux rendre lisible l'entièreté de l'action et juxtaposer dans le
même plan deux scènes simultanées. Une confrontation triangulaire vient
d'opposer, dans une galerie de miroirs d'un parc forain, Elsa Bannister (Rita
Hayworth), une femme aussi manipulatrice que vénéneuse, son mari Arthur
Bannister (Everett Sloane), un avocat puissant mais corrompu, et l'amant de
celle-ci, Michael O'Hara (Orson Welles), un aventurier naïf qui avait cru
pouvoir vivre une vertigineuse liaison avec elle, sans se rendre compte – sauf
à ce moment précis - qu'il bâtissait des châteaux en Espagne. La rencontre se
passe mal puisque Arthur et Elsa s'entretuent. Alors que le premier succombe
rapidement, elle s'effondre à son tour, blessée à mort, et tente de ramper en appelant
Michael à l'aide avec l'énergie du désespoir. Totalement désillusionné, revenu
de ses chimères, mais plus seul que jamais, celui-ci choisit au contraire de
sortir de la baraque foraine, non sans avoir soliloqué quelques minutes sur la
vanité de la condition humaine et sur la sienne en particulier. La composition
de l'image relie un avant-plan net et dans une lointaine perspective un
arrière-plan légèrement flou. La caméra - située en contrebas de la scène sur
laquelle évoluent les personnages pour donner cette impression qu'elle est
placée sur le sol au même niveau qu'Elsa – cadre dans la moitié gauche du champ
sa tête et ses épaules. Agonisant sur le plancher, elle paie ses mensonges et
ses manipulations au prix fort en hurlant à deux reprises, et en tournant la
tête vers Michael, « I don't wanna die ». Ces suppliques désespérées ne
rencontrent que le vide et l'indifférence de celui qui, dans la partie droite
du champ, semble détaché de la réalité. La distance entre ces deux pôles matérialise,
au-delà de la mort prochaine d'Elsa, la fin de leur relation[1].
En rejetant le champ-contrechamp classique, Orson Welles isole Michael et Elsa dans
le plan comme Kane et Susan l'étaient aux deux extrémités de la grande salle du
château de Xanadu[2].
Enfin, pour mieux dramatiser l'image et métaphoriser l'issue fatale pour l'une
et la survie pour l'autre, il faut que l'obscur côtoie la lumière. Deux jeux d'éclairage
font scintiller le plan en ce sens: le premier, venu de la gauche, illumine l'arrière
de cette fameuse chevelure blonde de Rita Hayworth qui fit tant gloser le tout-Hollywood
et le public avec[3],
tout en laissant le reste de son visage dans l'ombre, alors que le second,
rasant et venu de l'extérieur, projette l'ombre des barres du tourniquet de sécurité
sur le mur en faisant mine de transpercer Michael pour mieux lui rappeler la
douleur de l'échec, le déchirement d'un désir inassouvi. Dans cette lumière du
petit matin, enfin libéré de son cauchemar, Michael abandonne Elsa à son sort
pour traverser le parc forain désert et s'en aller vers un ailleurs où, espère-t-il
peut-être, les grands requins nagent au large.
[1]
On ne peut s'empêcher de penser à la
procédure de divorce en cours pendant le film entre les bientôt ex-époux Rita
Hayworth et Orson Welles.
[2] Citizen Kane.
[3]
Orson Welles exigea que les longs
cheveux roux qui firent la gloire sensuelle de Rita Hayworth soient coupés et
teints en blond platine.