Marie Latour (Isabelle Huppert) est une femme
qui, dans la France de Vichy, brise tous les tabous. Insatisfaite à l’image
d’Emma Bovary, elle est, moyennant rétribution, faiseuse d’anges alors que la
morale corsetée pétainiste interdit l’avortement, elle loue une chambre à une
prostituée, Lucie (Marie Trintignant) pour profiter de ce commerce illicite, elle
repousse son mari Paul (François Cluzet), de retour de captivité qui est l'incarnation vivante de la défaite de 1940, elle néglige sa famille,
particulièrement son fils, alors que la devise Travail, Famille, Patrie, de la
« Révolution nationale » chère à Pétain, est dans tous les esprits et enfin elle
fréquente un collaborateur qui « ratisse les mauvaises herbes ». Dans Une Affaire de femmes (Claude Chabrol, 1988),
Marie, sans éducation, sans conscience politique et l’amoralité chevillée au
corps, tente par tous les moyens de survivre dans cette France du marché noir,
des restrictions alimentaires, du couvre-feu et de la guerre lointaine mais
omniprésente. L’argent gagné lui donne une indépendance et une liberté nouvelle
dont elle entend pleinement profiter et qui se reflète dans sa manière
d’être : sa coiffure au volume maîtrisé, son maquillage, son pull blanc en
angora témoignent d’une aisance financière qui tranche avec l’austérité de l’époque.
À rebours de la femme, bonne mère et épouse irréprochable, Marie transgresse la
politique nataliste du régime de Vichy, mais aussi tous les rapports de force
entre les hommes et les femmes qui structurent la société et qui ne peuvent
exister qu’au détriment de celles-ci. Enivrée par son indépendance et par cette
réussite aussi soudaine qu’improbable dans ce monde patriarcal, Marie finit par
être dénoncée et, alors qu’elle joue dans la cour de son immeuble avec, une
fois n’est pas coutume, son fils, deux policiers viennent l’arrêter. Les deux
hommes au premier-plan et le mur à l’arrière-plan l’enferment dans une nasse. Ses
yeux témoignent de son étonnement et de son incrédulité. Pourquoi vient-on
l’arrêter ? Quel mal a-t-elle fait semble-t-elle demander ? Sa combativité se fige
un instant et pour la première fois, le réel (la police de Vichy) rattrape
l’apparence (les vêtements de Marie) et l’aveuglement de celle qui croyait pouvoir
s’affranchir des règles de la société tout en choisissant son destin. Si les
autorités sont aussi promptes à l’arrêter, c’est d’abord pour mettre fin aux
avortements mais c’est surtout pour briser cette femme qui a osé affirmer haut
et fort sa liberté et ses désirs. À l’instar de Violette Nozière (Violette Nozière,1978) ou d’Emma Bovary
(Madame Bovary,1991), Marie Latour
fait partie de ces femmes qui fascinent Claude Chabrol par leur force et leur
détermination à exister envers et contre tous les préjugés. Faute de se fondre
dans un moule, elles ne peuvent qu’être broyées.
mardi 24 octobre 2017
samedi 21 octobre 2017
Le spectre chez Kevin Costner
Cette apparition fantomatique est le fruit du
cauchemar que fait Charley Waite (Kevin Costner, devant et derrière la caméra)
dans Open Range (2003). Charley est
un cowboy qui sous les ordres de son patron, Boss Spearman (Robert Duvall),
mène un troupeau de chevaux à travers l’immensité des plaines de l’Ouest
américain. Leur itinérance les mène à Harmonville, un bourg contrôlé par un
grand propriétaire, Denton Baxter (Michel Gambon) et un shérif corrompu.
L’affrontement apparaît inévitable entre un potentat refusant qu’un troupeau
autre que le sien ne traverse le territoire qu’il contrôle et un groupe de
cowboys indomptés, refusant toute atteinte à leur liberté. Ce schéma
ultra-classique du genre est toutefois rehaussé par une dimension
fantastique assez rarement exploitée dans un cadre où le réel, fantasmé ou
pas, est le plus souvent de mise. Kevin Costner cadre ici un homme, silencieux
et immobile, dans l’encoignure d’une pièce. Sa silhouette statufiée se confond
avec le noir intense qui enveloppe le salon dans lequel s’est assoupi Charley. Alors
que l’orage gronde à l’extérieur, le reflet bleuâtre d’un éclair se réverbère
sur la tête de ce spectre recouverte d’une étoffe de drap blanc, percée de deux
trous au niveau des yeux. Son immobilité, dans cet espace subitement devenu
irréel, donne au personnage une aura glaciale et cauchemardesque. Cette
atmosphère crépusculaire renvoie directement à Impitoyable (Unforgiven,
1992) de Clint Eastwood. Le passé meurtrier de Will Munny (Clint Eastwood) est
le miroir de celui de Charley Waite. Les deux ont vécu autrefois dans la
violence et maîtrisent mal leurs démons intérieurs qui finissent
immanquablement par les submerger. Esthétiquement et figurativement, et dans
leur volonté de dépouiller l’Ouest de sa légende, Eastwood et Costner filment
un univers sombre dans lequel ces personnages tourmentés donnent de l’Amérique
une image trouble et morbide. Dans un
tel contexte, la violence la plus éruptive le dispute à la démythification des
héros. Mais si cette apparition spectrale matérialise un homme de main du grand
propriétaire que Charley a déjà croisé sur sa route, elle est surtout l’allégorie
d’une lutte permanente entre Charley et ses cauchemars, d’un passé qui le
hante, d’une résurgence de souvenirs qui le renvoient sans cesse à son enfance
et à son premier meurtre, à son intégration dans une unité spéciale, chargée d’exactions
pendant la guerre de Sécession, y compris contre des civils et à se mettre,
après la fin des hostilités entre le Nord et le Sud, au service d’individus
comme Baxter. Le spectre n’est donc que le double de ce que Charley a été
autrefois, un homme qui a tué et qui ne se remet pas de l’avoir fait. Ces fantômes
qui l’obsèdent sont sa damnation qu’il cherche par tous les moyens à
transcender. C’est finalement une femme, Sue Barlow (Annette Bening), qui
parviendra à faire renaître Charley.
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