dimanche 17 mars 2024

L'émancipation chez William Wyler

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Dans L'Héritière (The Heiress, 1949), William Wyler met en scène, au début et à la fin du film, deux séquences parfaitement antinomiques concernant la personnalité de la fille d'un riche médecin, Catherine Sloper (Olivia de Havilland dans le rôle-titre), alors qu’elle gravit, dans les deux cas, les marches du même escalier situé dans sa vaste demeure des beaux quartiers de New York.  Si l’utilisation de la plongée, censée écraser la scène et les personnages qui s’y trouvent, s’avère cohérente dans le photogramme 1, elle trouve néanmoins sa contradiction dans le photogramme 2.

En effet, dans le photogramme 1, la mine défaite, le regard perdu dans le vide et toute de noir vêtue, Catherine monte d’un pas chancelant à l’étage, un sac dans une main, une valise dans l’autre. Elle vient de réaliser qu’elle a été dupée par Morris Townsend (Montgomery Clift), le soupirant désargenté qui lui faisait la cour depuis des mois, en espérant l’épouser pour récupérer sa dot. Naïve et romantique, elle s’était tenue prête à s’enfuir avec lui, nuitamment et clandestinement, à conquérir le monde et à s’affirmer enfin en tant que femme indépendante, loin de son père, le Dr Austin Sloper (Ralph Richardson), un être acariâtre, apitoyé sur son sort parce qu’inconsolable depuis la mort de sa femme, n’ayant jamais de mots assez durs pour dénigrer sa fille, jugée timide, sans esprit et sans charme, indigne d’évoluer au sein de la bonne bourgeoisie new-yorkaise. Catherine est l’anti-Regina Hubbard Giddens (Bette Davis dans La Vipère (Little Foxes, du même William Wyler, 1941), une prédatrice, froide et calculatrice, embrassant ses semblables pour mieux les étouffer. Rien de tout cela chez l’héritière, qui avait annoncé imprudemment à Morris qu’elle renonçait à son héritage pour le suivre librement. Mais celui-ci ne s’est pas présenté au rendez-vous fixé. Privée de sa dignité et de son honneur, meurtrie jusqu’au plus profond d’elle-même, elle porte déjà le deuil de ses espérances trahies. À l’instar du jour encore incertain à l’extérieur, le vestibule est plongé dans une semi-obscurité qui rend encore plus dramatique l’amertume et la douleur de Catherine.

Dans le photogramme 2, qui est aussi le dernier plan du film, Catherine se retrouve à la même place, mais totalement métamorphosée. La mort de son père a fait d’elle une femme riche, mais toujours célibataire. Vêtue d’une robe blanche dont l’éclat souligne son nouveau statut social, elle est désormais habitée par une détermination et des certitudes sans failles. Son visage n’exprime plus la douceur qui le caractérisait autrefois, mais un aplomb et une rage intérieure triomphants. Quelques instants plus tôt, sa domestique venait de lui annoncer que Morris, de retour de Californie, se trouvait devant l’entrée de la maison pour renouer avec elle. Restant sourde aux coups que l’homme assène de plus en plus frénétiquement contre la porte, Catherine, drapée dans une orgueilleuse solitude, monte à l’étage pour savourer une vengeance qui tient plus de l’affirmation de soi que de la sanction qu’elle inflige à son prétendant. La lumière dégagée par la lampe à pétrole qu’elle porte de la main droite, offre un repère rassurant, d’autant plus que derrière elle, le vestibule est plongé cette fois-ci dans d’épaisses ténèbres. Comme si elle laissait derrière elle un passé de soumission et d’oppression…. Comme une renaissance. 




mardi 12 mars 2024

Le cri chez Roberto Rossellini



Ce plan de Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini (1945) est particulièrement célèbre et résume, à lui seul, le propos du cinéaste : mettre à nu la tragédie que vivent, en 1944, les résistants italiens dans une Rome encore occupée par les Allemands. Une femme, Pina (Anna Magnani), tente, avec l’énergie du désespoir, de rejoindre son fiancé Francesco (Francesco Grandjacquet), pris dans une rafle et embarqué, comme des dizaines d’autres hommes, dans des camions. Alors que ces derniers viennent de démarrer vers une destination inconnue, Pina, dans une course aussi vaine qu’éperdue, hurle sa douleur, avant d’être fauchée par une rafale de mitraillette. Cette ultime tragédie, cette scène bouleversante, d’un lyrisme débridé, n’aura duré que quelques secondes. 

La caméra est située légèrement en hauteur comme si elle était à l’arrière du camion. Le plan est subjectif puisque nous voyons ce que Francesco voit. Alors que Pina court vers lui (et donc vers nous), le corps déséquilibré de la jeune femme confère à la scène un sentiment de vacillement, de vertige, que la position de la voiture derrière elle, penchée vers la gauche, ne fait qu’accentuer. Aussi déterminée que courageuse, prête à tout pour sauver l’homme qu’elle aime, elle a ce langage corporel, au bord de la rupture, incontrôlable, entre implosion et explosion, qui témoigne autant d’une déchirure intérieure que d’une rage implacable. L’image a cette vérité paroxystique de l’instant : Pina hurle, avec une intensité viscérale, son désir de retenir le temps, d’empêcher l’inéluctable, d’abolir la distance qui la sépare de Francesco, au mépris des soldats allemands, qui à cette seconde précise n’ont pas encore réagi. Son bras droit levé, et la paume de sa main orientée vers le ciel comme une supplication, témoignent du sentiment d’urgence qui l’habite. Au cours de cette fulgurance, jamais elle ne doute d’elle-même. Peut-être est-elle inconsciente du danger qu’elle court, mais qu’importe, seule compte sa volonté d’exorciser la panique mortifère qui la traverse, en parfaite résonance avec la coda funeste qui s’annonce. Après que son corps, criblé de balles, se soit effondré sur le bitume lépreux de cette rue, Pina acquiert instantanément - dans l’esprit du très catholique Roberto Rossellini - la stature d’une martyre.

Les conditions de tournage du film sont connues. La guerre n’est pas encore terminée et, si les Allemands ne sont plus à Rome à ce moment-là, les combats se poursuivent dans le nord de l’Italie. Pour cette séquence, Rossellini s’est inspiré directement de la mort de Teresa Gullace, assassinée par les Allemands dans les mêmes conditions le 3 mars 1944, comme Sergueï Eisenstein a pu reconstituer la mutinerie du Potemkine de 1905 dans Le Cuirassé Potemkine (1925). Le film est présenté au public italien en 1945 et deviendra instantanément le manifeste du néoréalisme italien. Rossellini manque de tout : rareté de la pellicule et du matériel, pénurie d’électricité, studios de Cinecittà peu ou pas accessibles. Le tournage se déroule donc dans les rues de Rome, sur les lieux mêmes de l’action, entre documentaire et fiction, entre écriture et improvisation, mais toujours avec cette volonté de se confronter au réel, de saisir le quotidien des Italiens au moment de la Libération, à l’opposé des mensonges et de la censure que le fascisme mussolinien a su imposer pendant vingt-trois années. Déjà reconnue dans son pays, Anna Magnani deviendra, grâce à Rome, ville ouverte, une icône internationale.




mercredi 28 février 2024

La métaphore chez Damiano Damiani


Sur un promontoire rocheux, à l’abri des regards, un sniper, Bill « Niño » Tate (Lou Castel), tient dans sa ligne de mire le chef de la révolution mexicaine, le général Elías (Jaime Fernández) assis, de dos, à côté de la silhouette blanche bien visible sur la terrasse couverte d’un bâtiment en adobe. Dans El Chuncho[1] (1966), le réalisateur Damiano Damiani « oswaldise » le tireur dans cette position caractéristique, en surplomb de la cible, comme John Frankenheimer l’avait fait quatre ans plus tôt avec Raymond Shaw (Laurence Harvey dans The Manchurian Candidate, 1962) visant le candidat à la présidence des États-Unis au cours d’un rassemblement politique au Madison Square Garden à New York. Bill Tate n’a pas hésité, pour infiltrer la rébellion et se rapprocher de son chef, à se joindre aux guérilleros d’El Chuncho (Gian Maria Volonté), un peon analphabète et tonitruant, mi-bandit, mi-révolutionnaire qui s’est pris d’amitié pour lui. Tout dans l’attitude de celui-là démontre que ce n’est pas la première fois qu’il perpètre ce type d’assassinat : le calme, la détermination et l’habileté diabolique au tir, puisque la victime se trouve à une très longue distance, sont les marques des tueurs professionnels qui, on le sait, sont des gens de méthode et de patience n’agissant jamais pour leur propre compte. Abattre Elías fait ainsi partie d’un contrat passé avec le gouvernement mexicain pour lequel la fin justifie les moyens. Ce souci du travail bien fait, exclusivement motivé par l’argent, que l’on devine à la hauteur de l’enjeu, s’accompagne de la préoccupation de soi, de cette volonté, à l’instar d’un autre tueur à gages, Sergei Kowalski (Franco Nero dans El mercenario, Sergio Corbucci, 1968), de s’habiller avec un soin qui détonne sous ce soleil brûlant, au milieu de ce décor semi-désertique dont l’âpreté souligne la brutalité des affrontements, mais surtout au milieu des révolutionnaires plus ou moins déguenillés qui l’entourent. Le costume trois-pièces rayé de gris, toujours impeccablement repassé, qu’il porte, suggère le fils de bonne famille, très introverti, bien éduqué et délicat, mais dont le visage angélique et la sensibilité cachent en leur sein une violence, une absence de conscience et une vénalité qui ne sont pas sans rappeler le cynisme d’autres mercenaires comme le baron von Schulenberg (Gérard Herter dans Colorado, Sergio Sollima, 1966) ou le colonel  Michel Sévigny (Marco Guglielmi dans Saludos Hombre du même Sollima, 1968). Pour une fois débarrassé de son borsalino[2], à l’instar du masque qui vient de tomber, il met calmement en joue l’infortuné général Elías[3]. À partir de ce plan, deux lectures se nourrissant l’une l’autre peuvent se faire.

La première métaphorise de manière vitriolée l’impérialisme américain dans la vie politique et économique des pays d’Amérique latine, considérée par les États-Unis depuis la doctrine Monroe[4] comme une chasse gardée, une arrière-cour réservée à leurs intérêts géostratégiques. Par son geste, « Niño » apparaît alors comme le vecteur de cette ingérence, comme l’excroissance d’une Amérique manipulatrice qui n’a jamais cessé de déstabiliser les gouvernements dont l’existence n’avait pas l’heur de plaire aux occupants de la Maison-Blanche. Le point de vue de Damiani, violemment anticolonialiste, renvoie ici directement à la mémoire de toutes les manœuvres états-uniennes, passées, présentes et à venir (et pas seulement en Amérique latine puisqu’au moment du tournage, la guerre du Vietnam fait déjà rage). Du coup d’état organisé par la CIA au Guatemala qui renversa en 1954 le gouvernement démocratiquement élu de Jacobo Árbenz, à l’occupation par l’armée américaine, d’avril 1965 à septembre 1966, de la République dominicaine, en passant par le putsch militaire au Brésil en 1964, appuyé et encouragé par l’ambassadeur américain en poste à Brasilia, la liste des incursions des États-Unis en Amérique latine est aussi longue que l’histoire de ce pays. L’exécution de Che Guevara, en octobre 1967 par l’armée bolivienne entraînée et guidée par cette même CIA donnera encore plus d’acuité au point de vue de Damiani.

La deuxième lecture anticipe de manière extraordinairement prémonitoire les « années de plomb » qui vont déchirer la société italienne, entre les attentats de la Piazza Fontana en 1969 et de la gare de Bologne en 1980.  Nous voilà donc déplacés d’un univers (la révolution mexicaine au début du 20e siècle et l’impérialisme américain) vers un autre (l’Italie qui danse en 1966 au bord d’un volcan et qui, trois ans plus tard, va basculer dans la violence politique). Dans un pays qui n’a jamais véritablement soldé son passé fasciste, les attentats, les assassinats et les enlèvements perpétrés contre l’État italien, aussi bien par le terrorisme d’extrême gauche que celui d’extrême droite, sans compter le rôle trouble joué par certaines puissances étrangères comme les États-Unis[5], vont rétrospectivement résonner comme un écho aux sous-textes d’El Chuncho : l’anti-impérialisme, le recours à la lutte armée en tant  qu’expression d’un rapport de force politique, l’inégalité des classes sociales et la dénonciation du capitalisme, la corruption des élites et de l’État. Nul doute que Damiano Damiani, comme le scénariste Franco Solinas[6] et Gian Maria Volonté, tous trois très liés au Parti communiste italien, sans oublier Lou Castel, un militant d’extrême gauche d’origine suédoise, expulsé d’Italie par ailleurs en 1972 – il trouve avec Bill Tate un délicieux contre-emploi – avaient à cœur de transposer leur vision du monde dans le contexte de la révolution mexicaine.

Mais à cet instant du film, « Niño », dans « la position du tireur couché[7] », est loin de méditer sur le sens de la vie et les enjeux de la révolution, mais plutôt sur le milliardième de seconde qui va l’amener, froidement, à appuyer sur la gâchette. Dans cette parcelle réduite du temps, alors que son regard porte aussi loin que cette terrasse ouverte aux yeux de tous, il n’a aucun doute sur la précision de son tir, puisqu’il l’a déjà accompli autant de fois que ses services ont été sollicités. Parce que son métier est de tuer pour servir les turpitudes des puissants – avec un fétichisme macabre : il utilise pour signer ses forfaits des balles en or –, il a manifestement « quelque chose à voir avec la mort[8] », celle de ses cibles bien entendu, mais aussi et surtout la sienne. Dans son amoralité vertigineuse confinant à un vide existentiel, « Niño » n’existe que par ce qu’il fait subir aux autres, pour évoluer, sans autre repère que le prochain contrat à exécuter, au milieu des décombres de son inhumanité. Ce nihilisme si prégnant dans le western made in Cinecittà révèle chez ses auteurs (les trois Sergio – Leone, Corbucci et Sollima –, Enzo G. Castellari et évidemment Damiano Damiani, pour ne citer que les plus emblématiques) une fascination pour l’effondrement du monde se sublimant dans la misanthropie et la violence.



[1] Le film de Damiani porte trois titres : Quién sabe? (titre original), El Chuncho et A Bullet for the General.

[2] Giuseppe Borsalino, un chapelier italien, a créé en 1857 le chapeau qui porte son nom – cela ne s’invente pas !

[3] Jaime Fernández ressemble à s’y méprendre à Emiliano Zapata, un des principaux acteurs de la révolution mexicaine, assassiné en avril 1919 par des troupes gouvernementales.

[4] Le 2 décembre 1823, le président James Monroe affirme le droit exclusif des États-Unis à développer à leur profit les Caraïbes et toute l’Amérique latine. Les Européens sont du même coup sommés de se retirer des affaires des Amériques.

[5] Le réseau clandestin Gladio, formé de combattants chargés de lutter contre une éventuelle invasion de l’Europe de l’Ouest par l’URSS ou une prise du pouvoir par le Parti communiste italien, a été créé sous le contrôle de la CIA et du Pentagone au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

[6] Franco Solinas a écrit pour Gillo Pontecorvo (Kapò, 1960 ; La bataille d’Alger, 1966 ; Queimada, 1969), Francesco Rosi (Salvatore Giuliano, 1962) et Joseph Losey (L’assassinat de Trotsky, 1972 ; Monsieur Klein, 1976).

[7] Pour reprendre le titre d’un célèbre roman de Jean-Patrick Manchette (Gallimard, 1981) qui raconte l’itinéraire d’un tueur à gages, Martin Terrier.

[8] Partie du dialogue que dit Cheyenne (Jason Robards) à Jill (Claudia Cardinale) à propos d’Harmonica (Charles Bronson) dans Once Upon a Time in the West (Sergio Leone, 1968).



vendredi 26 janvier 2024

La fiction et le réel chez Margarethe von Trotta



1961, Jérusalem. Dans la salle d’audience du tribunal de la Maison du peuple, la caméra vient d’entamer un travelling avant très lent en longeant sur sa droite une cabine en verre dans laquelle nous voyons fugitivement, de dos, un homme face à un micro, avec des écouteurs sur les oreilles et quasiment poussé hors du cadre. La caméra poursuit son déplacement pour laisser le prévenu hors champ et donner toute leur place aux quatre procureurs et au public particulièrement attentif aux débats qui viennent de commencer. L’homme qui aimante tous les regards n’est autre qu’Adolf Eichmann, l’ancien lieutenant-colonel SS, le rédacteur du procès-verbal de la conférence de Wannsee[1], le principal organisateur de la « Solution finale » de 1941 à 1945, enlevé un an auparavant par le Mossad en Argentine : c’est là que l’ancien responsable nazi avait trouvé refuge en 1948. Cette vision fugitive d’Eichmann incarné par un acteur sera la seule et unique du film de Margarethe von Trotta, Hannah Arendt (2012). Par la suite, Adolf Eichmann ne sera montré qu’à partir d’images documentaires en noir et blanc enregistrées au cours du procès et montées en champs-contrechamps avec Hannah Arendt (Barbara Sukowa), le plus souvent repliée dans une salle du sous-sol qui permettait aux journalistes de suivre le procès, par écrans de télévision interposés. Cette intertextualité, entre fiction et réel, aussi originale qu’inattendue et répétée à plusieurs reprises dans le premier tiers du film, permet de nous immerger dans la pensée complexe de Hannah Arendt. Pourtant ce plan nous dit d’abord autre chose.

En premier lieu, la réalisatrice expédie la mise en scène du procès en deux plans exactement – le premier est celui qui sert de support à cette chronique, et le second le prolonge après une coupe permettant de saisir Hannah Arendt en gros plan assise au milieu du public – et refuse donc de récréer Eichmann, de lui donner une seconde vie, de lui prêter les traits d’un acteur comme John Carradine a pu incarner Reinhard Heydrich (Hitler’s Madman, Douglas Sirk, 1943), Gregory Peck Joseph Mengele (The Boys from Brazil, Franklin J. Schaffner, 1978), Bruno Ganz Adolf Hitler (La chute, Oliver Hirschbiegel, 2004) ou encore Christian Friedel Rudolf Höss[2] (The Zone of Interest, 2023) . À la question « pourquoi n’avez-vous pas pris d’acteur ? » Margarethe von Trotta répond en 2013[3]: « Thomas Kretschmann[4] avait déjà joué, dans un téléfilm en 2007[5], un Eichmann, très bon, très précis. Mais on ne voit ni la médiocrité de ce bureaucrate de l’Holocauste, ni sa banalité qui préoccupait tant Hannah Arendt. » Craignait-elle de ne pas fidèlement restituer la personnalité d’Eichmann, de brouiller le réel derrière le jeu d’un acteur qui aurait puisé dans un abondant répertoire pour jouer un tel personnage et contribuer ainsi à créer une proximité entre le personnage et les spectateurs ? « La chute montre Hitler dans ses derniers jours, avec les méchants Russes à l’extérieur et le vieil homme solitaire à l’intérieur. Je ne veux pas avoir de pitié pour Hitler[6]. » Cohérente dans son propos, Margarethe von Trotta refuse donc logiquement toute pitié pour Eichmann et contourne cet enjeu visuel et mémoriel en choisissant de ne le montrer que de dos. Avec ce plan, ce qui lui importe manifestement est de mettre en scène une séquence distanciée pour mieux confronter le spectateur au vrai visage du criminel de guerre grâce aux images d’archives. Ce faisant, elle démontre que le meilleur accusateur contre Eichmann, c’est encore Eichmann lui-même puisque celui-ci avait reconnu les crimes dont on l’accusait tout en se réfugiant derrière l’obéissance aux ordres. Ce plan dit donc, en creux, le rapport que Margarethe von Trotta entretient avec la représentation du nazisme à l’écran en général, et avec un de ses représentants en particulier. 

À l’instar de la réalisatrice, les cinéastes de cette génération, comme Rainer Werner Fassbinder, Volker Schlöndorff, Werner Herzog, Wim Wenders ou encore Peter Fleischmann, pour ne citer que les plus connus, tous nés entre 1937 et 1945, ont grandi dans l’ombre du désastre, dans une Allemagne amnésique de sa propre histoire. Leurs œuvres, traversées par une tension que nourrit une critique violente de la société d’abondance de la République fédérale, leur permettront, particulièrement entre 1962 et 1982, de critiquer la manière dont leur pays gère le passé national-socialiste. Peter Fleischmann dans Scènes de chasse en Bavière (1969) aborde le traumatisme métaphoriquement en montrant l’intolérance et le rejet d’un homosexuel de la part de la population d’un petit village, comme Werner Herzog le fait dans Aguirre, la colère de Dieu (1972) dans lequel le conquistador Aguirre est un illuminé tout autant obsédé par la pureté de la race qu’avide de pouvoir, de conquête et de destruction. Volker Schlöndorff dans Le tambour (1979) ou Rainer W. Fassbinder dans Le secret de Veronika Voss (1982) se pensent en inadéquation avec la société qui les entoure et n’auront de cesse de fustiger la veulerie et le suivisme de la génération de leurs parents, aussi coupables que les maîtres du IIIe Reich. Encore plus frontalement, Margarethe von Trotta dans Les années de plomb (1981) filme des élèves en train de regarder Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1956) – déjà des images d’archives –, ou dans Rosenstrasse (2003), des femmes protestant, en 1943, contre l’arrestation de leurs maris juifs. Toujours est-il qu’ils ont les plus grandes difficultés, au contraire de la nouvelle génération de cinéastes – les petits-fils : Oliver Hirschbiegel, Marc Rothemund, Christoph Schlingensief, Joachim Lang[7], Lars Kraume –, à personnifier les principaux hiérarques nazis et encore plus, au nom d’une éthique qui n’est pas sans rappeler le point de vue de Jacques Rivette dénonçant en 1961 l’esthétisation du travelling de Gillo Pontecorvo dans Kapo (1960)[8], à faire d’un camp de concentration un décor de cinéma[9].

Avec cette séquence, Margarethe von Trotta nous introduit dans un espace dont nous ne verrons jamais la globalité, mais seulement des endroits précis : la cage en verre, l’accusé, la place des procureurs et celle du public, comme pour nous empêcher de nous immerger totalement dans la fiction et mieux nous préparer à affronter les images de 1961, des images montrant un homme qui, derrière ses lunettes, fait tout pour apparaître le plus insignifiant possible, le plus besogneux et le plus ordinaire, vertigineux décalage entre la « banalité du mal[10] » et l’ampleur des crimes perpétrés. En mettant en scène la question de l’inhumain en chaque être humain, clef de voûte de la pensée de Hannah Arendt, Margarethe von Trotta continue de questionner – à 70 ans à l’époque du film – le passé nazi et la banale obéissance des individus.

 



[1] Le 20 janvier 1942, à Wannsee, dans la banlieue de Berlin, quinze hauts fonctionnaires du parti nazi, sous la direction de Reinhard Heydrich, se réunissent dans une villa pour organiser la déportation et l’extermination des Juifs européens.

[2] Commandant du camp d’Auschwitz-Birkenau de 1940 à 1943.

[3] Dans un article en ligne du Tagesspiegel, « Die Kunst, das Denken zu spielen », entretien de Christiane Peitz avec Margarethe von Trotta et Barbara Sukowa, 8 janvier 2013.

[4] Acteur allemand que l’on retrouve dans de nombreux rôles de soldats allemands ou d’officiers nazis comme dans Stalingrad (Joseph Vilsmaier, 1993), U-571 (Jonathan Mostow, 2000), The Pianist (Roman Polanski, 2002), La chute, Valkyrie (Bryan Singer, 2009) …

[5] Margarethe von Trotta fait allusion au film britannico-hongrois de Robert Young, Eichmann (2007).

[6] Op. cit.

[7] On attend avec impatience son dernier film, Führer und Verführer (2024), qui dénonce la manipulation des masses orchestrée par Hitler et Goebbels.

[8] Dans un article resté célèbre des Cahiers du cinéma (n° 120, juin 1961, p.54-55), Jacques Rivette avait violemment attaqué Pontecorvo en lui reprochant d’avoir utilisé un travelling pour cadrer une déportée qui venait de se jeter sur les barbelés électrifiés d’un camp de concentration.

[9] De cette génération, Volker Schlöndorff finira par ouvrir une brèche avec Le neuvième jour (2004) dans lequel un prêtre est déporté à Dachau. Ce prêtre est interprété par Ulrich Matthes alors que celui-ci avait déjà joué Goebbels dans La chute !

[10] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1997 [1963]




samedi 20 janvier 2024

Hiroshima chez Christopher Nolan

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6 août 1945, Los Alamos (Nouveau-Mexique). La première bombe atomique conçue par Robert Oppenheimer (Cilian Murphy) et son équipe scientifique vient d’exploser au-dessus de la ville d’Hiroshima au Japon. L’annonce radiodiffusée du succès de l’opération vient d’être faite par le Président Harry Truman. Quelques instants plus tard, rassemblé sur les gradins d’un amphithéâtre de fortune, et tout à sa liesse indécente, le personnel du centre de recherche qui a mené à son terme le projet Manhattan, est en train d’ovationner, en scandant frénétiquement son nom, le créateur de cette arme particulièrement destructrice qui vient de faire instantanément 80 000 morts.

Comment Christopher Nolan peut-il filmer Hiroshima sans basculer dans une reconstitution inévitablement voyeuriste et particulièrement atroce ? Le réalisateur britanno-américain a répondu à cette question : « Oppenheimer a entendu parler des bombardements en même temps que le reste du monde, à la radio. Je voulais montrer quelqu’un qui commence à avoir une idée plus claire des conséquences involontaires de ses actes. Il s’agissait autant de ce que je ne montre pas que de ce que je montre [1] ».  Et ce qu’il montre à cet instant est d’une puissance rare.

Convaincu qu’il est « devenu la Mort, le destructeur des mondes qui anéantit toutes choses[2] », Oppenheimer, brutalement pris de vertige et de nausées, rongé par une culpabilité qui le consume de l’intérieur, dépassé par sa prouesse technologique dont il mesure pleinement les conséquences dévastatrices, cherche ses mots et tente vainement de retrouver ses esprits (photogramme 1). L’arrière-plan de l’image se dilate, puis disparaît, alors qu’une ombre recouvre en partie son visage. Autant Prométhée osant voler le feu aux Dieux, que Frankenstein inventant une créature qui vient déjà de lui échapper, il sait, en émissaire de tous les maléfices, qu’il vient d’ouvrir une boîte de Pandore. Hébété et désorienté, il imagine Hiroshima dans une vision subjective et hallucinatoire.

Et l’enfer déferla sur lui. Ses oreilles enregistrent tout d’abord les hurlements de douleur des suppliciés, puis soudainement ses yeux voient l’assistance percutée par une fulgurante vague thermique d’une incandescence absolue (photogramme 2). De tous côtés, une boule de feu et d’innombrables particules de lumière aveuglante recouvrent les personnes dont les silhouettes irradiées disparaissent pour se transformer en fantômes. Seule une femme au premier plan et au centre de l’image émerge de cet éclair gigantesque. La chair de son visage, emportée par le souffle brûlant, se détache en lambeaux pour révéler dans toute son horreur l’abomination nucléaire. L’image, quasi-surnaturelle et violemment surexposée semble littéralement se consumer sous les attaques de ce cataclysme incendiaire incontrôlable.

Si les Japonais n’ont jamais hésité à s’emparer de l’horreur nucléaire (Hiroshima, Hideo Sekigawa, 1953, Pluie noire, Shohei Imamura, 1989, Rhapsodie en août de Akira Kurosawa, 1991, pour ne citer que ces quelques films), les Américains ont jusqu’à présent plutôt pratiqué l’évitement. Avec Oppenheimer (2023), Christopher Nolan va plus loin que les trois films qui l’ont précédé sur ce sujet: The Beginning of the End (Norman Taurog, 1947), reprend le projet Manhattan et le largage de la bombe au-dessus d’Hiroshima; Above and Beyond, (Melvin Frank et Norman Panama, 1952) est davantage centré sur le colonel Paul W.Tibbets, le pilote qui commandait le B-29 chargé de larguer la bombe et enfin, Les Maîtres de l’ombre (Fat Man and Little Boy, Roland Joffé, 1989), le plus proche du film de Nolan, dont l’essentiel est consacré là-aussi au projet Manhattan. Les deux premiers montrent bien le champignon atomique, mais pas le troisième qui s’arrête au moment du succès de l’essai Trinity. Les conséquences sur les victimes japonaises ne seront jamais évoquées. Culpabilité ? Mauvaise conscience ? En dépit des discours patriotiques qui pendant des décennies ont justifié l’utilisation de cette arme, la rareté des films montre bien, que même pour Hollywood, Hiroshima est plus qu’un simple épisode de la Seconde Guerre mondiale. La ville meurtrie – sans oublier Nagazaki – révèle cette hantise indicible plongée au plus profond de notre inconscient de notre possible annihilation.



[1] Article en ligne de Brent Lang dans Variety, 8 novembre 2023, interview de Christopher Nolan à propos d’Oppenheimer.

[2] Vers extrait d’un poème hindou qu’Oppenheimer a prononcé à la suite du premier essai, baptisé Trinity, de la bombe atomique qui eut lieu le 16 juillet 1945 dans le désert d’Alamogordo au Nouveau-Mexique.




lundi 25 décembre 2023

L'affrontement chez Anthony Mann


The Fall of the Roman Empire (1964) permet à Anthony Mann de développer une fois encore un concept clé de son œuvre : l’affrontement, en général mortel, entre un homme et son double malfaisant fréquemment issu de la même famille. Celui-ci est la plupart du temps l’antithèse du héros, qu’il soit frère (Dutch Henry Brown face à Lin McAdam dans Winchester 73, 1950), oncle (Dock Tobin face à son neveu Link Jones dans Man of the West, 1958), fils indigne (Jim Leslie face à son père Ty Ty Walden dans God’s Little Acre, 1958) ou encore ami d’enfance comme dans ce plan dans lequel l’empereur romain Commode (Christopher Plummer, à peine visible au fond du cadre, affaissé sur le côté de l’autel) se retrouve face à celui qui aurait dû revêtir la pourpre des Césars, le général romain Gaius Livius (Stephen Boyd de dos). Le premier avait succédé à son père, l’empereur Marc Aurèle, alors que celui-ci avait choisi le second, jugé plus sage et plus apte à accéder au pouvoir suprême[1].  Mort empoisonné, Marc Aurèle ne put mettre son projet à exécution[2], mais cette préférence pour le fils spirituel, devenu un rival en puissance, poussera néanmoins Commode à exiler Livius pour combattre les Parthes sur les marges de l’Empire. C’est en apprenant la cruauté et la pratique erratique du pouvoir de Commode, que le tribun décide, à la tête de ses légions, de revenir à Rome pour renverser le tyran sanguinaire.

La magnificence du décor, encore amplifiée par l’écran large et la profondeur de champ, n’est pas fortuite puisqu’elle donne à voir une mise en scène axée sur les échelles et les lignes pour mieux décrire la géométrie d’un monde dans lequel les passions humaines s’entrechoquent. De part et d’autre de la cella[3] du temple, deux péristyles[4] délimitent chacun une diagonale rejoignant, au centre du cadre, le point de fuite de l’image matérialisé par la statue cyclopéenne de Jupiter, modèle de verticalité et de majesté. Roi des cieux et de la terre, ultime arbitre du destin des hommes, père universel et démiurge, tenant dans sa main droite une Niké[5] et dans sa main gauche un très long sceptre, ce dieu romain domine de toute sa massivité le temple qui lui est consacré. L’image témoigne ici du plaisir de la démesure qui avait déjà caractérisé Le Cid (Anthony Mann, 1961) et surtout Cléopâtre (Joseph L. Mankiewicz, 1963), mais aussi de la volonté de montrer l’enjeu de la confrontation : pour Commode, une culture romaine qu’il cherche à assujettir à sa mégalomanie et, pour Livius, une civilisation séculaire qu’il faut servir avec humilité. Sous le regard des dieux, le premier se bat pour lui-même, le second pour Rome.

Au cœur de cet espace sacré où tout peut basculer, Livius, mu par une volonté régicide, avance sur le sol marbré de la salle en direction de l’empereur. L’alignement des colonnes, des statues et des gigantesques candélabres accuse la perspective dans laquelle se trouvent les deux frères ennemis, réduits à de simples silhouettes perdues au point de se fondre dans ce décorum aussi grandiose qu’oppressant. En ce sens, Anthony Mann se rapproche d’Orson Welles en rapetissant et en écrasant les personnages pour mieux mettre en relief la dramaturgie de la séquence. « On a fait de moi un dieu. Le savais-tu ? J’ai ordonné trente jours de fêtes pour célébrer l’événement. » dit lascivement Commode. Et Livius de lui répondre sur un ton menaçant : « Pars immédiatement, je peux encore te sauver la vie. L’armée est au cœur de la ville, et si je ne suis pas de retour au crépuscule, mes légions marcheront sur Rome ». Anthony Mann donne à cette confrontation une dimension tragique, puisque chacun des deux personnages est possédé par une forme de nécessité supérieure à laquelle l’autre doit se soumettre. À l’instar de Messala (déjà interprété par Stephen Boyd) et du prince Judah Ben-Hur (Charlton Heston) dans Ben-Hur (William Wyler, 1959), Commode et Livius se sont aimés autrefois pour mieux se haïr à présent. Mais Commode n’a plus rien de son prestige d’antan. À moitié couché sur le sol en marbre, au bord de la démence, il échappe à l’image elle-même et à ce plan d’ensemble qui privilégie les dieux au détriment des hommes. Pour n’être qu’une voix reliée à un corps à peine visible, l’empereur est réduit à la médiocrité de son humanité, en totale contradiction avec sa volonté d’être au centre du monde et son obsession à comparer sans cesse le pouvoir du princeps senatus[6] avec celui des dieux. La locution latine, Iovi Optimo Maximo (à Jupiter le très bon, le très grand), gravée sur le piédestal de la statue situé juste derrière lui ne fait que redoubler le décalage entre ce qu’il est, et ce qu’il désire être. Ainsi, Commode, avec son caractère dépravé, sa propension à corrompre son entourage, à détruire les autres et à préférer une vie de plaisirs à Rome plutôt qu’à maintenir cette Pax Romana[7] à laquelle tenait tant son père, est le premier symptôme de la décadence de l’Empire romain qu’a voulu mettre en scène Anthony Mann, symptôme confirmé, par ailleurs, par le commentaire final du film: « Ce fut le début de la fin de l’Empire romain. Une grande civilisation ne se conquiert pas de l’extérieur tant qu’elle ne s’est pas détruite de l’intérieur ».  

Dans l’entrelacs d’ombre et de lumière baignant ce huis clos à l’atmosphère délétère sont donc associés puissance visuelle et conflit psychologique. Outre les liens familiaux toxiques déjà évoqués, Anthony Mann a toujours filmé les comportements humains à l’aune de leur trajectoire de part et d’autre de la morale, de l’éthique et de la loi. Si Livius s’oppose à l’égotisme de Commode, c’est d’abord parce que cette morale « est fondée sur l’idée que l’homme est une fin en soi et que chacun de ses actes (….) doit être pensé de telle sorte qu’il puisse avoir une portée universelle[8]». Cette abnégation et cette prise en compte des autres, opposées au droit du plus fort et à l’arbitraire, est une ligne de démarcation qui innerve toute l’œuvre de Mann, des films noirs aux péplums, en passant par les westerns ou les films de guerre. À l’image de Steve Randall face au mafieux Walt Radak (Desperate, 1947), de Will Lockhart affrontant Dave Waggoman le fils violent et pervers d’un cattle baron (The Man from Laramie, 1955) ou du lieutenant Benson systématiquement défié par le sergent Montana (Men in War, 1957), tout est tension entre Livius et Commode pour faire advenir leur Rome idéale. La mort habite déjà le cadre, latente, comme si les deux hommes, après avoir définitivement rompu les liens qui les unissaient, savaient déjà qu’ils auront très bientôt l’obligation d’assumer les conséquences de leurs actions dans une spectaculaire confrontation finale.

 



[1] Ridley Scott saura s’en souvenir en réalisant Gladiator (2000) dont la trame ressemble à celle du film de Mann.

[2] L’empereur Marc Aurèle (161-180) n’a pas été empoisonné en réalité, mais meurt de maladie, probablement de la peste à Sirmium (actuelle Serbie). Il avait, en 177, associé son fils Commode au titre d’Auguste, c’est-à-dire co-empereur. La succession se passe donc naturellement.

[3] Salle d’un temple romain, généralement de forme rectangulaire abritant la statue d’une divinité.

[4] Galerie ornant la cour intérieure ou l’extérieur d’un bâtiment.

[5] La déesse de la Victoire et du Triomphe. D’origine grecque, elle a été maintenue dans le culte romain.

[6] « Le premier du Sénat », titre porté par les empereurs romains.

[7] Longue période de paix, de stabilité et de prospérité dans l’Empire romain du règne d’Auguste (27 av. JC – 14 apr. JC) à celui de Marc Aurèle (161 à 180 apr. JC).

[8] Jean-Philippe Costes dans Les Subversifs hollywoodiens, l’esprit critique du cinéma grand public, Chapitre 15, Une Histoire éthique de l’humanité, Anthony Mann et la tragédie des âmes bien nées, Liber, 2015, p. 249.




vendredi 24 novembre 2023

Le jusqu'au-boutisme chez William Friedkin

 

Pour Jimmy « Popeye » Doyle (Gene Hackman), le moyen le plus sûr d’attraper un métro aérien est de le prendre en chasse en lançant sa voiture à 150 kilomètres à l’heure en plein Brooklyn et aux heures de pointe de préférence. Pourquoi tant d’empressement et d’énervement ? Parce que dans ce métro se trouve Pierre Nicoli (Marcel Bozzuffi), un redoutable tueur à la solde d’une organisation de trafic d’héroïne, que notre Popeye suit à la trace depuis des jours. Dans The French Connection (1971), William Friedkin, en digne représentant du Nouvel Hollywood qui a révolutionné les codes narratifs des années 1970, dépeint un flic hystérique et violent, éruptif et jusqu’au-boutiste, peu regardant sur les méthodes utilisées pour parvenir à ses fins.

Frénétiquement construite en montage alterné (un coup dans le métro, un coup dans la voiture), en champs-contrechamps (ce que nous voyons de Doyle et ce que voit celui-ci) entrecoupés par des travellings latéraux montrant la voiture en contrebas et le métro sur une rame surélevée, la séquence est remarquable et donne l’occasion à Gene Hackman de sortir le grand jeu. En regard caméra, les deux mains cramponnées sur le volant, Popeye bouillonne, éructe sa rage et sa détermination, mais aussi sa folie et sa démesure dans cette course-poursuite frénétique bien supérieure à celle, pourtant déjà célèbre, que mène l’inspecteur Frank Bullitt dans les rues de San Francisco (Bullitt, Peter Yates, 1968). Au visage impassible et marmoréen de Steve McQueen conduisant sa Mustang s’oppose celui de Gene Hackman, sanguin et compulsif avec la bouche ouverte, béance prête à avaler le monde, au volant de sa Pontiac. Si les deux policiers partagent tout autant un sens très limité de l’humour et du code de la route qu’une détestation de l’autorité et de la hiérarchie, Popeye, au contraire du premier, ne dit jamais non à l’alcool, avance nerveusement à coups de poing ou de pistolet semi-automatique, voit rouge lorsqu’il aperçoit un Noir, et se sait doté d’intuitions à géométrie variable puisque l’une d’entre elles a causé plusieurs années auparavant la mort d’un collègue. Sur la piste de trafiquants de drogue, en véritable tête brûlée, il ne lâche rien dans son désir absolutiste et chaotique d’anéantir le crime. En cela, outre Bullitt, il nage dans les mêmes eaux troubles que Walt Coogan[1], Harry Callahan[2] ou Andy Kilvinski[3], des flics qui « n’envisagent pas le monde comme traversé par des lignes de partage identifiables[4] ». La loi et l’ordre deviennent des frontières floues et des balises malléables au gré des contextes et des buts à atteindre. Dans sa voiture avalant le bitume et attirée comme un aimant par le métro, Popeye, dans un émoi certain et au bord de la rupture d’anévrisme, brûle les feux, roule sur la voie en contresens, klaxonne convulsivement, percute un véhicule, pratique les tête-à-queue sans perdre de vue le métro, reprend sa route sans ciller, carambole une pile de poubelles entassées sur le trottoir, évite in extremis une mère et son landau, tout en hurlant sa détestation de l’homme qu’il traque, et par extension de l’humanité tout entière, lui compris. Popeye, avec sa psyché torturée et son acharnement pathologique s’apparentant à une pulsion de mort, est un policier – comme l’agent fédéral Richard Chance[5] – qui s’inscrit dans une typologie de personnages à la noirceur chevillée au corps chère à William Friedkin, ce cinéaste fasciné par le mal en général et l’ambivalence morale en particulier. Ici un prêtre face à l’horreur satanique (The Exorcist, 1973), là des convoyeurs de nitroglycérine (Sorcerer, 1977), ailleurs des agents des services secrets prêts à employer des méthodes illégales (To Live and Die in L.A., 1985) ou encore un inspecteur de police, tueur à gages à ses heures (Killer Joe, 2011) avaient tous suffi à incarner des protagonistes très nettement atrabilaires, dérangés ou dévorés par leurs propres fêlures, errant aussi bien dans les bas-fonds urbains que dans la jungle colombienne, cernés par la violence qu’ils reçoivent, mais qu’ils génèrent aussi. « Si la poursuite fonctionne d’abord comme pure décharge énergétique, compensatrice des filatures ratées ou des échecs de l’enquête[6] », elle sert surtout de symptôme révélateur du désordre mental profond d’un homme, seul contre tous, qui ne peut envisager le monde autrement qu’en des termes conflictuels et suicidaires, à l’image de la ville dans laquelle il évolue, un New York blême et froid, transformé en Sodome ou Gomorrhe dans lesquelles les bâtiments désaffectés, les ruelles sordides, les cinémas pornographiques et les bars interlopes contribuent à créer un territoire à l’air vicié, délétère et profondément anxiogène.

Ayant pris tous les risques pour tourner cette séquence, sans autorisation officielle, au milieu des voitures et des badauds qui ignoraient tout du tournage, William Friedkin commente ce jusqu’au-boutisme dans ses mémoires : « certaines des choses que j’ai faites n’auraient jamais pu recevoir l’aval d’un studio. J’ai mis des vies en danger. [] Pourquoi l’ai-je fait ? Pourquoi ai-je été aussi loin ? Il faudrait poser cette question à Achab, Kurtz ou Popeye. Une des raisons pour lesquelles le film fonctionne est peut-être le fait que je partageais leur obsession[7] ». En ce sens, Popeye peut être vu comme l’alter ego du réalisateur, étant donné qu’ils agissent tous les deux sans retenue, déterminés à transgresser leurs propres limites, dévorés par une insondable hubris, soit l’axiome friedkinien par excellence : une vision sombre de l’humanité, incapable de se libérer de ses pulsions et de sa dépendance à la violence.



[1] Clint Eastwoood dans Coogan’s Bluff (Don Siegel, 1968)

[2] Clint Eastwood dans Dirty Harry (Don Siegel, 1971)

[3] George C. Scott dans The New Centurions (Richard Fleischer, 1972)

[4] Jean-Baptiste Thoret et Brüno, Le Nouvel Hollywood, La petite bédéthèque des savoirs, Le Lombard, 2016, p. 42.

[5] William L. Petersen dans To Live and Die in L.A. (William Friedkin, 1985). On peut noter qu’il porte le même patronyme que son double inversé, le shérif intègre et respectueux de la loi, interprété par John Wayne dans Rio Bravo (Howard Hawks, 1959).

[6] Jean-Baptiste Thoret, Le cinéma américain des années 70, Cahiers du cinéma/Essais, 2006, p. 277.

[7] William Friedkin, Friedkin Connection : les mémoires d’un cinéaste de légende, Éditions de la Martinière, 2017, p. 234-235.