Bien avant que le selfie ne
devienne aujourd’hui cette exaspérante autoproclamation de l’amour de soi-même,
Ridley Scott, devançant le monde entier, l’avait mis en scène en 1991 dans Thelma et Louise. Deux jeunes femmes,
Thelma (Geena Davis, à droite) et Louise (Susan Sarandon, à gauche) décident de
partir en villégiature le temps d’un week-end,
délaissant momentanément leurs vies monotones et sans relief. Thelma,
naïve et écervelée, est mariée à un ectoplasme, un tyran domestique incarnant avec fatuité le revers du rêve
américain (la réussite professionnelle en dépit de son caractère inculte et
borné, une voiture rutilante, une maison individuelle dans une banlieue bien
proprette, une femme au foyer, soumise et fondamentalement malheureuse) alors
que Louise incarne une femme apparemment plus libre, plus mûre, plus réfléchie
mais qui se morfond dans son travail de serveuse. Au moment du départ, et à
l’aide de son appareil photo, Louise fige ce moment de bonheur sincère mais
forcément éphémère. Les deux jeunes femmes savent que leur retour les
replongera dans leur morne quotidien, aussi, décident-elles de jouir pleinement
de ces instants de liberté arrachés aux pesanteurs sociales. Souriant à pleines
dents et parées de leurs meilleurs atours, elles impriment sur la pellicule leur
amitié et leur désir d’évasion en dépit de leurs caractères très dissemblables.
Jeu de miroir entre réalité et imaginaire, cette photographie sera le prélude
d’une prise de conscience – particulièrement pour Thelma – d’une émancipation à
laquelle elle n’aurait jamais pensé sans le concours de Louise et des
événements qui vont suivre. Narcisses revendiquées, Thelma et Louise proclament
à la face du monde qu’elles sont autre chose qu’une épouse soumise au
patriarcat et qu’une serveuse attachée à
son restaurant. Mais sans le savoir, elles viennent de franchir une
frontière séparant un espace statique et conventionnel (la maison de Thelma et
le travail de Louise) d’un autre, ouvert et incertain (la route qui doit les
mener au Mexique après un drame qui fait basculer le film). La séquence est la
représentation même du buddy movie (film de copains) sur lequel va se superposer
un road movie puisque la voiture deviendra le vecteur et l’expression de leur
liberté mais aussi de leur malheur.
samedi 30 juillet 2016
jeudi 28 juillet 2016
Shakespeare chez John Ford
Une des caractéristiques du cinéma
de John Ford réside dans l’art de présenter des personnages secondaires hauts
en couleurs et dotés d’une existence propre. Ici, dans La Poursuite infernale (quel titre idiot ! L’original est My Darling Clementine, 1946), Granville
Thorndyke (Alan Mowbray) incarne un ange déchu, un acteur itinérant sans le
sou, récitant des vers de Shakespeare dans toutes les villes miteuses de l’Ouest
américain, pour gagner quelques verres d’alcool. Monté sur une scène improvisée
et sous la menace des frères Clanton, goguenards et plus ou moins avinés,
Thorndyke, le bras droit levé et en costume de scène, une dague dans son
fourreau sur le flanc, entame d’une voix claire, solennelle et pathétique, le
monologue d’Hamlet. L’incongruité, l’originalité et la force de la séquence
tiennent dans la distance qui s’installe à ce moment entre la noblesse de la
poésie shakespearienne et le saloon, lieu emblématique du western,
traditionnellement réservé aux beuveries en tout genre, aux bagarres et aux
parties de poker enfiévrées. Une table, des chaises, un bar sur lequel les
malfrats sont adossés ou assis, deux lampes à pétrole diffusant une lumière
transperçant une atmosphère enfumée caractérisent cet espace transformé en
scène de théatre. Mais cette distance est double, puisque les cowboys incultes qui
assistent à cette représentation n’entendent évidemment rien à l’art du natif
de Stratford-upon-Avon. Toisant avec mépris et irrévérence Thorndyke et plus
préoccupés par le vol de bétail ou le chaos installé à la force du colt, les
frères Clanton - dont on reconnaît John Ireland dans le rôle de Billy Clanton
assis sur le bar – représentent les derniers avatars d’un Ouest naturel et donc
fruste, dans lequel la violence prime sur la loi et l’ordre. C’est donc le thème essentiel du film – et de
tout le western en tant que genre -, la
culture et la civilisation face à la sauvagerie, que Ford filme ici. Mais, tout
à son monologue, Thorndyke est également le miroir et le double d’un autre ange
déchu qui traverse le film de sa silhouette impavide; Doc Holliday (Victor
Mature), ex-chirurgien en rupture de ban, suicidaire distingué (le vrai Doc
Holliday était en fait dentiste) fuyant
l’Est pour des raisons indéterminées, est le seul dans le saloon à connaître
les vers de Shakespeare, qu’il déclamera à la suite de la mémoire défaillante
de l’acteur shakespearien. Ces deux soliloques se répondent de manière poétique
et font de ces deux personnages à priori dissemblables, des frères en perdition
flamboyante. Le moment est sublime.
samedi 2 juillet 2016
La propagande selon John Wayne
Autant le dire tout de suite, le film The Alamo réalisé par John Wayne en 1960 est d’abord un film de
pure propagande, à destination du Texas,
des États-Unis et du monde. Il relate le sacrifice héroïque des 180 hommes qui
ont défendu pendant treize jours Alamo, une vieille mission fortifiée en 1836 au
Texas, alors mexicain, face à l’armée du generalissimo
Santa Anna bien supérieure en nombre.
L’enjeu pour les immigrants américains – dont Davy Crocket (John Wayne),
William B. Travis (Lawrence Harvey) et Jim Bowie (Richard Widmark) - était de créer une République indépendante du
Mexique et de permettre à Sam Houston (Richard Boone) de gagner un temps
précieux pour mettre sur pied une armée texane. John Wayne a porté ce projet
pendant quinze ans avant de pouvoir le tourner sur un site reconstitué près de
Brackettville au Texas. Mais, ramener The
Alamo uniquement à cela, serait
oublier la fantastique geste cinématographique que nous livre l’acteur fétiche
de John Ford. L’assaut final mexicain dure 13 minutes et reste un morceau de
bravoure inégalé (le dernier Alamo, filmé
par John Lee Hancock en 2004, est bien plus plus proche de la réalité historique
mais reste dénué du souffle épique de la version de John Wayne). Davy Crocket
(le troisième à partir de la gauche), revêtu
de sa toque de trappeur, est à la tête d’un groupe de volontaires du
Tennessee défendant la palissade sud de la mission. Protégés par un mur, aussi
improvisé que fragile, constitué de bois et de pierres, ces défenseurs - déjà
statufiés dans le mythe - s’apprêtent à stopper les charges furieuses de la
cavalerie mexicaine. Leurs yeux, rivés sur la mire de leurs fusils, soulignent
leur détermination et leur courage, alors que derrière eux, la bataille fait
déjà rage. Leurs armes, comme autant de baïonnettes, dressent une véritable
barrière qui doit rendre cette partie de l’Alamo infranchissable. Magnifiés par
l’écran large et la photographie de William Clothier, Davy et ses compagnons
opposent une farouche résistance tout à leur volonté de ne pas céder un pouce
de terrain. Prêts à mourir en martyrs pour une cause supérieure, ils incarnent
cette Amérique conquérante du XIXe siècle que John Wayne veut traduire sur un
écran au tournant des années 60. Mais, entre les lignes, The Alamo, sorti le 24 octobre 1960, parle davantage de John Wayne
et des États-Unis que du Texas en 1836. Pour un partisan du parti républicain
comme lui, l'époque est rude: la guerre de Corée s’est terminée en 1953 par
un statu quo, le sénateur McCarthy est mort en 1957 et John F. Kennedy est sur
le point d’accéder à la Maison blanche (John Wayne a soutenu son adversaire, le
républicain Richard Nixon). Cela explique la volonté du réalisateur d’imposer
sa vision conservatrice de la grandeur de l’Amérique à une époque où l’URSS
marque des points en lançant, en 1957 avant les États-Unis, le Spoutnik dans
l’espace. 180 hommes menés par des personnages de légende ont accepté de se
sacrifier dans une enceinte encerclée par 7000 Mexicains ! Il émane de cet
épisode tragique, revisité par la force de conviction de John Wayne, un lyrisme
brutal sublimé par la musique de Dimitri Tiomkin. La vieille mission espagnole est
le réceptacle de toutes les valeurs défendues par le réalisateur: le
patriotisme, la liberté, le sacrifice et l’héroïsme. La République texane
affronte la dictature mexicaine dans un combat sans merci. Pour Wayne, cette
page de l’histoire du Texas doit servir à proclamer à la face de ses contemporains
et du monde que les États-Unis se sont construits grâce à des héros dont le
courage et la détermination ont permis de légitimer la conquête d’un espace au
nom de la liberté. D’aucuns pourraient penser que le ton du film est
conservateur, pompeux et moralisateur, mais qu’importe, le souffle de la
réalisation emporte tout.
Le champ-contrechamp de l'assaut final
L'épilogue selon Mervyn LeRoy
Les deux plus grands épilogues de
l’histoire du cinéma appartiennent à La Planète des singes (Planet
of the Apes de Franklin J.Schaffner, 1968) et à Je suis un évadé (I am a
Fugitive from a Chain Gang de Mervyn
LeRoy, 1932). Dans ce dernier film, Paul Muni (ici, au regard halluciné) incarne
un ancien combattant de la Première Guerre mondiale de retour au pays.
N’arrivant pas à se réinsérer dans la société, il se laisse entraîner dans un
casse qui tourne mal et finit condamné à dix ans de travaux forcés. Une lente
descente aux enfers commence alors pour lui …….
La séquence dure 1’24 mais imprime
la rétine du spectateur de manière indélébile. James Allen (Paul Muni, donc)
est en cavale et s’extirpe des ténèbres pour délivrer un message d’adieu à
Helen (Helen Vinson), la femme qu’il aime. Mal rasé, les yeux hagards et revêtu
d’une chemise, d’un costume et d’un feutre élimés encadrant une cravate noire
lui rappelant sa vie d’avant le bagne, James Allen est aux abois. Il vient de
s’évader du bagne et se sait pourchassé. Extrêmement nerveux et constamment sur
le qui-vive, il sursaute au moindre bruit qui transperce l’obscurité
environnante. Ses paroles frénétiques d’animal traqué résonnent sinistrement
alors qu’Helen tente en vain de le retenir. La tension dramatique de cette
image est transmise par l’éclairage qui fige, dans une large zone d’ombre, le
visage de James, dévoilant non seulement son expression désespérée mais aussi
la destinée de cet homme, broyé par la société et ses institutions judiciaires
et pénitentiaires, et voué à la marginalité. En cette année de 1932, Paul Muni
incarne dans une construction en miroir deux rôles qui pervertissent le rêve
américain ; Scarface (Scarface de
Howard Hawks), gangster flamboyant parvenu à la réussite par le meurtre et la
corruption et James Allen, ancien soldat condamné pour un crime qu’il n’a pas
commis et pour lequel la justice persiste à ne pas avoir les yeux bandés. Bien
que se déroulant au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’itinéraire de
cet homme, déchu de ses droits, fait forcément écho aux années noires de la
Grande Dépression des années 30 que traversent à ce moment les États-Unis. À
l’instar de milliers de laissés-pour-compte jetés sur les routes par le chômage
et la misère, James Allen est devenu un paria rejeté dans l’ombre. Cette
séquence d’une esthétique foncièrement pessimiste, ne doit son existence
qu’à un fusible récalcitrant qui avait
sauté, plongeant ainsi le studio Warner dans l’obscurité. La noirceur – dans tous les
sens du terme – de la scène avait semble-t-il plu à Darryl F. Zanuck,
l’omnipotent producteur du film. La séquence fut gardée.
Paul Muni
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