lundi 29 avril 2024

La subversion des codes chez Mel Brooks



Un cinéaste comme Mel Brooks, réalisant la même année, 1974, Blazing Saddles et Young Frankenstein, mérite sans barguigner tout notre respect. Dans Blazzing Saddles, il éparpille par petits bouts façon puzzle, dynamite, disperse, ventile[1], avec un délice aussi savoureux qu’assumé, et, faut-il le préciser, résolument irrévérencieux, tous les commandements des Tables de la Loi westernienne. Pourtant, pour un spectateur qui serait familier des films de John Ford ou de Budd Boetticher, même distrait, les codes propres à ce genre cinématographique sont bien là : jugez plutôt. Apprenant par hasard qu’une voie ferrée allait contourner une zone de sables mouvants pour traverser la ville frontière de Rock Ridge, le procureur général de ladite bourgade, Hedley Lamarr (Harvey Korman, à gauche du photogramme), décide de tout faire pour en chasser les habitants afin de racheter les terres à bas prix dans le but de devenir l’unique propriétaire de la région. L’arrivée prochaine du train doit lui permettre de faire de juteux profits. Son homme de main Taggart (Slim Pickens, à droite) est chargé des basses besognes pour faire comprendre aux habitants que son patron va leur faire une proposition qu’ils ne pourront pas refuser. Dans le western, la construction de la voie ferrée en tant que vecteur constitutif de la conquête de l’Ouest est un thème récurrent : elle peut renvoyer ici, entre autres, à The Iron Horse (John Ford, 1924) ou Once Upon a Time in the West (Sergio Leone, 1968). De leur côté, le spéculateur véreux et son inévitable homme de main – le premier, forcément fourbe, occupant souvent une place de notable, immédiatement repérable au soin qu’il apporte à sa tenue vestimentaire, et le second plus ou moins obséquieux mais nettement plus béotien rappellent Devil’s Doorway (Anthony Mann, 1950) ou Chisum (Andrew V. McLaglen, 1970). Mais la ressemblance s’arrête là. Dans l’anti-western de Mel Brooks, la subversion des codes est la norme et leur dynamitage, la règle.   

Sur le photogramme, les deux hommes sont dans le bureau du procureur général, penchés sur une carte indiquant le trajet que va emprunter cette fameuse voie ferrée. Au mur est accroché un tableau qui matérialise toute la démarche iconoclaste de Mel Brooks. La célébration d’un mariage y est représentée, mais vue de l’arrière, tout à fait révélatrice de cette volonté de dévoiler ce que l’on ne montre pas traditionnellement dans le western[2]. Habituellement, pour analyser Mel Brooks, les exégètes évoquent pêle-mêle l’influence des Marx Brothers, de Woody Allen ou de Jerry Lewis. À ce stade, on peut aussi ajouter celle de Mack Sennett, des Three Stooges ou de Laurel et Hardy, et pourquoi pas de Lenny Bruce. Mais si les maux de tête apparaissent aussi soudainement qu’une fièvre jaune et si vous voulez vraiment aller au bout des choses, sachez que, pour votre serviteur, l’influence de Tex Avery, dont l’univers cartoonesque croise sans cesse la mise en scène de Mel Brooks, dépasse toutes les autres. À travers Lamarr et Taggart, personnages plus bêtes que méchants, le réalisateur, comme notre Tex préféré, donne à voir la même obsession de la parodie, la même accumulation de gags, souvent visuels et répétitifs, les mêmes apartés laconiques adressés au spectateur comme si l’écran n’existait pas, les mêmes anachronismes et, surtout, cette opiniâtreté toujours renouvelée à pulvériser les limites de la bienséance, voire du bon goût.  

Commençons par Taggart, joué en mode rustique par un délicieux Slim Pickens. Pour comprendre le parfait contre-emploi que son rôle implique, il faut savoir qu’il s’agit d’un acteur chevronné, indissociable du western auquel il a imposé son air revêche immédiatement reconnaissable, sa silhouette légèrement ventrue, à la démarche sautillante, les jambes arquées, comme s’il était toujours à cheval[3], son timbre de voix tonitruant et enroué. Au moment du tournage de Blazing Saddles, il a déjà cinquante-huit films à son palmarès, dont de très nombreux westerns et plusieurs chefs d’œuvres comme One-Eyed Jacks (Marlon Brando, 1961), Major Dundee (Sam Peckinpah, 1965) ou Will Penny (Tom Gries, 1967). Très lié à Sam Peckinpah justement, celui-ci lui a déjà donné, l’année précédente, son plus beau rôle dans l’élégiaque et tragique Pat Garrett and Billy the Kid (1973) : son agonie au bord d’une rivière, face à l’immensité du désert du Nouveau-Mexique, faiblement éclairé par la blancheur déclinante du soleil, est un moment empreint d’un lyrisme amer encore présent dans toutes nos rétines. Qu’il soit un soldat sudiste (Rocky Mountain, William Keighley, 1950) ou un conducteur de diligence (Stagecoach, Gordon Douglas, 1966), il est l’une des nombreuses images incarnant l’Ouest américain. Par ailleurs, il avait déjà montré toute l’étendue de son talent dans un registre nettement plus ironique – et qui préfigure Taggart - dans Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (Stanley Kubrick, 1964), où, dans un final grinçant, son Major T. J. « King » Kong chevauchait une bombe atomique sur le point de déclencher l’apocalypse nucléaire. Chez Brooks, il renverse toutes les apparences, fait tomber le décor, brise les ressorts d’un univers dont on croit maîtriser les codes. Avec son stetson posé sur un bandage en forme de bandana recouvrant son occiput, résultat d’un coup de pelle reçu traîtreusement par derrière, ses gants, ses brassards en cuir recouvrant les avant-bras, son gilet noir toujours immaculé, ses gesticulations, le doigt levé, destinées à attirer l’attention de son patron, il ne donne jamais l’impression d’être plongé dans des abîmes de réflexion philosophique, et encore moins de méditation transcendantale tendance Éric Rohmer, mais déploie une énergie désopilante à être, vis-à-vis de son patron, le plus courtisanesque possible. Dans cette entreprise de désacralisation, avec son visage ahuri, Taggart penche plus du côté du très texaverien[4] ours anthropomorphe Junior, d’une impéritie congénitale, que du côté, au hasard, de l’homme de main de Dutch Henry Brown (Stephen McNally), le bilieux « Waco » Johnny Dean (Dan Duryea) dans Winchester ‘73 (Anthony Mann, 1950).

Ce patron, le procureur général Hedley Lamarr, est donc ce spéculateur ressemblant, quant à lui, à un croisement entre Daffy Duck et Egghead. C’est plutôt embarrassant pour lui, puisque ces deux autres olibrius, une fois encore nés de l’imagination débordante de Tex Avery, forment un mélange détonnant de névrose, d’égocentrisme et d’imbécillité. Il est donc impossible, là aussi, de le confondre, en dépit des mêmes fonctions, avec les tout aussi scélérats mais néanmoins bien plus sérieux Rufus Ryker (Emile Meyer dans Shane, George Stevens, 1953) ou Coy LaHood (Richard A. Dysart dans Pale Rider, Clint Eastwood, 1985). Hedley incarne ici une variante exotique et légèrement libidineuse, destinée, dans l’esprit de ce facétieux Mel Brooks, à enrichir de manière originale cette longue lignée de malfrats que nous adorons détester. Ils ont tous, certes, le même amour de la terre – surtout celle des autres – et le même penchant retors pour embaucher des tueurs capables des pires besognes, mais Hedley se différencie des autres par un tel degré de jobardise qu’il réduit immanquablement son potentiel d’intimidation à néant. Pourtant, il cherche manifestement à donner de lui l’image la plus raffinée possible. Avec sa chemise blanche à jabot, son gilet gris dont une poche laisse entrevoir une montre à gousset, son costume de bonne facture, il se frotte déjà les mains, le pied négligemment posé sur le siège d’un fauteuil en cuir, en pensant au bon coup qu’il prépare. Pour arriver à ses fins, il ne trouve rien de mieux que de faire nommer shérif Bill (Cleavon Little), un ouvrier noir de la voie ferrée, en espérant que la supposée incapacité de celui-ci à défendre la ville va pousser les habitants particulièrement ségrégationnistes de Rock Ridge à partir. L’utilisation des stéréotypes racistes associés à la dégénérescence du bulbe rachidien du procureur permet ici à Mel Brooks d’anéantir la discrimination raciale traditionnelle du western hollywoodien, mais aussi celle qui a toujours cours aux États-Unis en 1974. Fidèle à lui-même, le réalisateur n’a pas trouvé de meilleur antidote pour affronter les tares humaines que de leur rire au nez. Enfin, avec un patronyme faisant évidemment penser à celui d’Hedy Lamarr, une actrice célèbre du Hollywood des années 1930-1940, propulsée au rang d’icône sensuelle à la suite du succès d’Extase (Gustav Machaty, 1933) et de Lady of the Tropics (Jack Conway, 1939)[5], Hedley est propulsé dans un monde de quiproquos que n’aurait pas renié Screwy Squirrell, l’écureuil fou de Tex Avery.  

À une époque où le western se renouvelle considérablement, il n’est pas courant d’évoquer le film de Mel Brooks aux côtés des The Wild Bunch (Sam Peckinpah, 1969), McCabe & Mrs. Miller (Robert Altman, 1971) ou The Missouri Breaks (Arthur Penn, 1976). Pourtant, par sa parodie insolente du western classique, il est bien un film du Nouvel Hollywood, en ce sens qu’il conteste, au même titre que ces films, le conformisme d’un genre, et ce, d’autant plus facilement que, de Out West (Roscoe Arbuckle, 1918) à Support your Local Sheriff (Burt Kennedy, 1969), l’humour a souvent été associé au western. Certains argueront qu’il s’agit ici d’œuvres plutôt mineures. Et ils n’auront pas complètement tort. N’est pas Mel Brooks qui veut! « That’s the law of the West! » comme le disait d’un ton traînant Droopy[6].

 



[1] Les amoureux des Tontons flingueurs de Georges Lautner (1963) se reconnaîtront.

[2] Maurice Yacowar, Method in Madness: The Comic Art of Mel Brooks, New York: St. Martin’s Press, 1981, p. 102.

[3] Slim Pickens a, dès l’âge de quatorze ans, pratiqué le rodéo. Pendant vingt ans, entre 1940 et 1960, il exercera cette activité pour devenir une célébrité dans le milieu. À partir de 1950, il commence une autre carrière dans le cinéma.

[4] J’emprunte ce terme utilisé par Robert Benayoun dans son livre Le mystère Tex Avery, Paris : Seuil, 1988.

[5] L’actrice n’a pas été en reste puisqu’elle a poursuivi en justice Mel Brooks pour atteinte à son nom et à sa réputation.

[6] Chien anthropomorphe texaverien, particulièrement impassible, présent dans vingt-trois dessins animés de la MGM, entre 1943 et 1958.




mardi 16 avril 2024

L'ombre et la lumière chez Anthony Mann

 


C’est en 1947 qu’Anthony Mann réalise Desperate (1947), un film noir dont il a écrit le scénario, et qui porte – à l’instar de nombreux autres films noirs comme Assurance sur la mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944), Les Mains qui tuent (Phantom Lady, Robert Siodmak, 1944), Le Dahlia bleu (The Blue Dahlia, George Marshall, 1946) ou L’Enfer de la corruption (Force of Evil, Abraham Polonsky, 1948), pour faire court - toutes les angoisses de son époque. Grâce au talent du directeur de la photographie, George E. Diskant, l’esthétique de ce long-métrage emprunte évidemment à ce qui fait la caractéristique essentielle de ce genre très connoté, saturé d’obscurité et de clair-obscur pour créer des scènes inquiétantes. Respectivement à gauche et à droite des deux photogrammes, Walt Radak (Raymond Burr) et son homme de main Reynolds (William Challee) sont deux truands qui officient, entre autres spécialités, dans le trafic de fourrures volées. La seule source d’éclairage provient d’une ampoule suspendue au plafond, qui par son balancement permet de montrer sous différents angles les mines patibulaires des malfaiteurs. Le plan fait évidemment penser à une scène identique que l’on peut voir dans Le Corbeau (Henri-Georges Clouzot, 1943), scène au cours de laquelle, dans une salle de classe vide, le docteur Rémy Germain (Pierre Fresnay) et son confrère Michel Vorzet (Pierre Larquey), dissertent sur les notions du Bien et du Mal, alors que leurs visages passent sans arrêt de l’ombre à la lumière grâce au même type d’éclairage. Mais cette esthétique menaçante est aussi le miroir de l’environnement politique, économique et social dans lequel baignent les États-Unis dans la deuxième moitié des années 40, comme si le film noir, ce genre, urbain et contemporain par excellence, était devenu le meilleur réceptacle pour exorciser les inquiétudes de cette période. En effet, en dépit de la victoire américaine sur l’Allemagne et le Japon, des réserves d’or colossales, du dollar devenu la monnaie internationale et de la prospérité globalement revenue depuis la crise des années 30, tout ne va pas pour le mieux au pays de l’Oncle Sam. Entre d’un côté, une inflation qui s’accélère en 1946 avec la fin du contrôle des prix, et de l’autre, un accroissement du chômage lié à la démobilisation de milliers de soldats, la situation est tendue. Si l’on ajoute des salaires dont la croissance est très nettement inférieure aux profits du patronat entraînant des grèves particulièrement dures dans les secteurs sidérurgiques et miniers (au cours du premier semestre 1946, trois millions de travailleurs sont en grève dans ces secteurs[1]), « une crise morale augmentée d’un sentiment de culpabilité causé par la neutralité du pays avant 1942, et la responsabilité d’avoir largué deux bombes atomiques»[2], le film noir se développe dans un climat de conscience troublée.  Chez Anthony Mann, le crime est souvent filmé en contreplongée pour mieux suggérer ce sentiment de puissance et d’effroi que dégagent les deux truands, perception encore accentuée par l’étouffement dû à l’absence de profondeur de champ. Les deux personnages semblent être littéralement sortis du néant, plus déterminés que jamais à assouvir leurs pulsions meurtrières irrépressibles.



[1] Howard Zinn dans Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours, éditions Agone, 2002, p.473.

[2] Noël Simsolo dans Le film noir, vrais et faux cauchemars, Cahiers du cinéma/essais, 2005, p.128