[1] Le point de vue: de la vision du cinéaste au regard du spectateur de Joël Magny, Cahiers du cinéma/Les petits cahiers/Scérén-Cndp, 2001
samedi 29 janvier 2022
Les images mentales chez Richard Fleischer
mercredi 26 janvier 2022
La paranoïa chez Richard Fleischer
Dans un split screen qui divise le cadre en six
fragments de taille différente mais au contenu complémentaire, quatre d'entre eux
détaillent en gros plan des mains mettant un couteau dans un sac à main ou s'emparant
d'une paire de ciseaux ou glissant un couteau sous un oreiller ou sortant un
marteau d'un tiroir. Le cinquième nous montre un chien intimidant, couché auprès
de sa maîtresse endormie et au milieu de ce tableau, dans l'entrebâillement
d'une porte barrée par une chaîne de sécurité, se découpe un visage inquiet de
femme. Ce dernier fragment sert de pivot à l'ensemble pour fractionner, sectionner
ce dernier, dans le sens de la largeur, en deux parties égales. En dépit de cette
division complexe, il n'y a aucune rupture par rapport au sentiment généré, un sentiment
encore alourdi par l'absence de dialogues, dégageant une atmosphère oppressante,
une terreur sourde. La mise en scène de Fleischer, organisée à l'extrême,
suffit à installer le spectateur dans un climat de peur et de paranoïa. Si
toutes ces femmes tentent de se protéger en multipliant leurs précautions, c'est
parce qu'au-dehors, dans la ville de Boston transformée en nouvelle Babylone, un
tueur étrangle des femmes isolées, en toute impunité pour le moment. La peur
s'empare de l'espace en le saturant pour mieux se répandre dans toute la ville.
À l'opposé d'un artifice technique, le split screen permet de démultiplier la
menace et surtout de faire prendre conscience et ce, de manière simultanée,
que toutes les femmes sont en danger de mort, que le mal est omniprésent, qu'il
peut surgir à n'importe quel moment, n'importe où. Et c'est bien le point de
vue de ces victimes potentielles qui est privilégié ici, à l'exception du
fragment central qui, en caméra subjective, peut suggérer que le tueur est déjà
sur le point de commettre un nouveau forfait. Mais ici, ce visage est aussi
désigné à notre attention, à notre inquiétude pour mieux encourager
l'identification à ce personnage. Plus encore, le split screen nous place en
position dominante avec ce don d'ubiquité qui transgresse toutes les règles de
la normalité, mais qui nous interpelle sur les questions de champ, de montage
et de point de vue: la matière même du cinéma. Nos yeux sont partout, balayant
tout l'écran, passant d'un fragment à un autre pour synthétiser le cauchemar en
cours. Aussi ancien que le cinéma lui-même, le split screen est une technique,
contournant le montage alterné, qui trouve son apogée en 1968 dans ce film, L'Étrangleur
de Boston (The Boston Strangler, Richard Fleischer) mais
aussi, la même année, dans l'Affaire Thomas Crown (The Thomas Crown
Affair, Norman Jewison). Aux côtés de Brian de Palma qui en fera une véritable
signature en lui donnant une dimension obsessionnelle, Richard Fleischer utilisera
une nouvelle fois le split screen dans le prologue de Soleil vert (Soylent
Green, 1972) pour juxtaposer, dans un montage de plus en plus frénétique, des
images décrivant le déclin de la civilisation occidentale et la marche forcée de
notre société industrielle vers un monde dans lequel l'homme n'a plus sa place.
De la ville gangrenée par le mal à la dystopie, il n'y a qu'un pas.
dimanche 23 janvier 2022
L'errance chez Tom McCarthy
Entre la ville de Stillwater (Oklahoma) et Marseille, il y a, pour Bill Baker (Matt Damon), davantage qu'un océan à franchir. L'obstacle linguistique, culturel et mental apparaît aussi écrasant que cette barre de béton du quartier Kalliste au nord de la ville phocéenne (voir photogramme). Col bleu mal dégrossi, alcoolique repenti, ancien toxicomane et croyant convaincu, Bill a tout du taiseux aussi fruste que rugueux, capable de faire passer un janséniste austère pour un épicurien survolté. Avec sa chemise à carreaux et sa casquette éternellement vissée sur sa tête, il se rend souvent à Marseille, non pour faire du tourisme, mais pour voir sa fille Allison (Abigail Breslin) emprisonnée pour un meurtre qu'elle affirme n'avoir jamais commis. Or, un nouvel indice – un certain Akim serait responsable du meurtre – le pousse à rechercher cet homme. Une photo du suspect à la main, il erre avec sa démarche lourde dans les rues de ce quartier marseillais, interrogeant avec une obstination proche de la supplication celles et ceux qu'il rencontre. Dans le plan, la contreplongée utilisée traduit la disproportion entre la taille de Bill et l'énorme volume bétonné du décor derrière lui pour mieux souligner l'oppression d'un univers dont il ne connaît pas les codes ainsi que l'impossibilité de communiquer, de partager son angoisse. La masse de l'immeuble est telle qu'elle étouffe tout le cadre, ne laissant échapper qu'un petit triangle de ciel bleu. Les diagonales délimitant les différents étages sont entrecoupées par des verticales divisant la façade plane en autant de signes contradictoires, renvoyant à un sentiment d'emprisonnement, mais aussi à des trajectoires contrariées. Quelles pistes suivre dans cet environnement urbain qui se dérobe au fur et à mesure que Bill le traverse ? Cet édifice sans âme, d'une sécheresse qui confine à l'abstraction, souligne l'impuissance de cet Américain désorienté parce que déraciné, loin de sa terre natale. En dépit de sa détermination, de sa carrure et de son air impavide, il est lézardé de l'intérieur, miné par une masculinité en décrépitude et une culpabilité de n'avoir pas été là, au bon moment, pour s'occuper de sa fille. Ne parlant pas un mot de français, sa quête s'avère d'autant plus insurmontable que ce quartier ne dévoile rien de ses zones d'ombres. Mais le regard qu'il porte autour de lui va au-delà de son obsession à traquer Akim pour revêtir les contours d'un conflit moral entre sa vie d'avant, faite d'ordinaire, d'immobilisme et de résignation, et sa vie d'aujourd'hui encore confuse à ce moment, mais qu'il pressent tout en rupture. C'est donc pour Bill un itinéraire plus introspectif, que nous raconte aussi le réalisateur, un long cheminement sur son rapport au monde et aux autres en général, et sur sa fille en particulier. Après l'implacable et salutaire Spotlight (2015), une enquête sur la pédophilie au sein de l'Église catholique américaine, Tom McCarthy nous livre dans Stillwater (2021) le portrait d'un Américain que rien ne prédisposait à voir à Marseille autre chose que la prison des Baumettes. Au contact de Virginie (Camille Cottin) et de sa fille Maya (Lilou Siauvaud), rencontrées par hasard, ce périple marseillais, censé n'être qu'une parenthèse, aura la saveur d'une parabole de l'Amérique déboussolée.
lundi 17 janvier 2022
De l'usage de la cafetière chez Fritz Lang
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mercredi 12 janvier 2022
Un moment d'égarement chez Howard Hawks
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lundi 10 janvier 2022
La méditation chez Henry Hathaway
Perçant un voile de nuages s'assombrissant vers
l'ouest, au milieu d'un ciel orangé, le soleil palpite encore de ses derniers
feux, ambrant les collines et les ravines desséchées de cet espace perdu au
bout du monde, au bout de la piste. À ce moment du crépuscule qui dissout
progressivement le relief et les couleurs, il témoigne du dialogue entre le
ciel et la terre, à la limite de l'abstraction, pour bientôt disparaître
derrière l'horizontalité du paysage. La solitude de ces immensités vides et
l'âpreté de ces versants dénudés, ondulant sur cette mer minérale, opèrent
toujours, dans la scénographie westernienne, une tension entre la nature et
l'homme qui la traverse. Tout n'y est que grandeur et désolation. Le désert ne
présente que peu de points d'appui pour l'œil qui le parcourt, aussi le cadrage
et le format cinémascope donnent-t-ils toute sa place à Hooker (Gary Cooper)
qui, contemplatif et fasciné par cette beauté sauvage dépouillée à l'extrême,
dit d'un ton désabusé: « Le Jardin du diable ….. si le monde était fait
d'or, les hommes mourraient pour une poignée de poussière ». La fin du jour
confronte Hooker à sa propre existence, à ses motivations, à la mort de plusieurs
de ses compagnons, de ceux qui ont accepté, comme lui, d'aider Leah (Susan
Hayward), une femme désireuse de porter secours à son mari bloqué au fond d'une
mine d'or, dans une région inhospitalière, source de dangers, surnommée par les
Apaches, qui en sont par ailleurs les gardiens, le « Jardin du diable ». Alors
que la lumière perd de son intensité et dans cet univers écrasant, apparemment
sans limites, Hooker regarde le soleil poursuivre sa course au-delà de la ligne
d'horizon. Il n'est plus dans l'action mais dans une sorte de méditation désillusionnée
sur la condition humaine que seul Gary Cooper, vieilli – il meurt six ans plus
tard - pouvait incarner. À la manière de John Huston dans Le Trésor de la
Sierra Madre (The Treasure of the Sierra Madre, 1948), Henry
Hathaway nous dit que l'or n'est qu'une chimère et que l'appât du gain ne résout
rien. La fin du Jardin du diable (Garden of Evil, 1954) laisse Hooker
seul aux prises avec cette tentative d'affirmation de l'homme face aux passions
corruptrices. Ce sens du tragique, mais aussi de la morale et de l'honneur, lui
permet de se transcender, de maîtriser son destin et de matérialiser son
humanisme au-delà de son tropisme qui le porte vers l'or et à la voracité qui
s'y rattache inévitablement. L'essentiel pour lui n'est pas tant d'avoir été
contraint de laisser Fiske (Richard Widmark), seul face aux Apaches pour
protéger sa fuite et celle de Leah, que d'être, dans une volonté altruiste, revenu
sur ses pas pour se mettre en péril et aider - en vain – son compagnon et ainsi
mieux affirmer que sa vie a un sens. La
force dramatique du plan réside dans cette posture hiératique, cette attitude
distanciée par rapport à la violence dont ces montagnes se sont fait l'écho, rendant les trajectoires humaines fragiles, mais propices à l'introspection. La nature reste la plus forte, suffisamment
répulsive pour pousser Hooker à retourner vers la civilisation et à retrouver
Leah, mise un peu plus tôt à l'abri, aux limites de ce désert que les Apaches
ne menacent plus.
jeudi 6 janvier 2022
Les soldats perdus chez Francis Ford Coppola
1
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[1] Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, Éditions Gallimard, 1925. Cette nouvelle a inspiré le scénario d'Apocalypse Now, rédigé par John Milius et Francis Ford Coppola.
mardi 4 janvier 2022
Le dézingage chez Adam McKay
Aussi mordant et grinçant que Docteur Folamour
(Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, Stanley
Kubrick,1964), Don't Look up (Adam McKay, 2021), se livre, avec une
délectation contagieuse, totalement débridée mais terriblement anxiogène, à une
pulvérisation stratosphérique des tares des sociétés contemporaines en général,
et américaine en particulier. Tout est « éparpillé façon puzzle » : les
dérives de la société médiatique essentiellement préoccupée par
l'infodivertissement, les réseaux sociaux devenus un cloaque à ciel ouvert, une
classe politique méprisante et égoïste, des opinions publiques lobotomisées par
les fakes news, rien n'échappe au scalpel du réalisateur. Après avoir
découvert qu'une comète de dix kms de long était sur le point d'entrer en
collision avec la Terre pour provoquer son intégrale destruction, une équipe
d'astronomes composée de Randall Mindy (Leonardo DiCaprio) et d'une doctorante
Kate Dibiasky (Jennifer Lawrence) tente de convaincre la présidente des
États-Unis Jani Orlean (Meryl Streep sur le photogramme) de l'imminence de
cette catastrophe. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant
existé n'est pas fortuite, mais purement volontaire de la part d'Adam McKay qui
concentre son tir sur la présidente, une présidente irresponsable, refusant de
croire les faits scientifiques pour faire montre autant de médiocrité et de
cynisme que d'arriération mentale et d'ignorance. Au cours d'un
meeting électoral (voir photogramme), sur une tribune cernée par des milliers
de partisans, elle nie la fin du monde imminente, refusant de désespérer ses
électeurs à la veille des élections de mi-mandat, cruciales pour son parti. Avec
sa chevelure blonde en papillotes permanentées, sa casquette vissée sur le
crâne avec son logo fétiche Don't Look up, et le doigt de sa main droite pointé vers une foule mystique et
béate, cette démagogue a le même rapport à la réalité qu'un individu de type
Néandertal adepte du platisme face à la rotondité de la Terre. « Ne regardez
pas en l'air. Savez-vous pourquoi ils veulent que vous regardiez le ciel ? Ils
veulent que vous ayez peur. Ils veulent que vous regardiez le ciel, parce
qu'ils vous regardent de haut », dit-elle d'un ton vindicatif, aussitôt saluée par les vociférations de la
foule. Comme tout négationniste qui se respecte, ne pas regarder la vérité
donne à ces naufragés de la pensée une prestance, comment dirais-je, une preuve
de leur existence et, croient-ils, de leur intelligence. Dans un raisonnement défiant
toute normalité, la comète est devenue un enjeu de la vie politique. Vendue à
des intérêts financiers voyant dans cette comète un moyen de récupérer des
minerais rares, elle assume ne plus
faire semblant de se préoccuper du cataclysme. La comète est sur le point de
fracasser la Terre, mais l'essentiel est sauf: la bannière étoilée omniprésente
et les objectifs politiciens à court terme. Avec la même rage jubilatoire que
Tim Burton dans Mars Attaque ! (Mars Attacks ! 1996), Adam McKay vitriolise une
partie de la classe dirigeante américaine (mais aussi mondiale) avec cet « humour qui reste la politesse du désespoir ». Il rit jaune, mais à gorge déployée, et observe le monde dans lequel il vit et doit
penser assurément, s'il est croyant, que la destruction de l'espèce humaine par
cette comète – ou par une autre catastrophe sanitaire et/ou environnementale au
hasard – ne serait que la volonté de Dieu ne supportant plus de voir autant de
bêtise concentrée en
l'Homme.