Dans le registre de la femme fatale, que le film
noir à partir des années 40 a su hisser au rang d’archétype particulièrement
vénéneux, Audrey Totter est certes moins connue que Barbara Stanwyck, Gene
Tierney, Ava Gardner ou Lana Turner[1],
mais n’en demeure pas moins une actrice capable d’interpréter, comme Jane Greer[2]
ou Joan Bennett[3],
des rôles d’une noirceur aussi abyssale que ceux tenus à la même époque par ses
glorieuses consœurs. En observant le photogramme, un spectateur non averti
pourrait penser, en toute innocence, que Claire Quimby (Audrey Totter donc) est
en mal de maternité, ruminant son désir d’enfant jusqu’à l’obsession pour projeter
ses frustrations sur la poupée en porcelaine qu’elle tient fermement dans ses
mains. Qu’on ne s’y trompe pas, dans Tension (John Berry, 1949), Claire est
l’antithèse de la mère et de l’épouse fidèle. Elle est tout au contraire une
prédatrice perfide, une garce sans scrupules, une mante religieuse avide de
satisfactions matérielles et sexuelles, bien incapable de penser à autre chose
qu’à ses pulsions de domination sur les hommes. Sensuelle, intelligente et
surtout manipulatrice, insensible aux dommages qu’elle laisse dans son sillage,
cette Clytemnestre réduit le monde aux bars et aux boîtes de nuit qu’elle
fréquente assidûment, multiplie les rencontres amoureuses de hasard, loin de son
mari Warren Quimby (Richard Basehart), pharmacien de son état, qu’elle méprise
profondément. Dans cette chambre qui fut nuptiale, revêtue d’une longue robe
d’intérieur blanche faite d’un tissu fluide et léger, Claire observe
intensément, dans un fétichisme troublant, la poupée qu’elle vient de sortir
d’une valise. Cette poupée apparaît à intervalles réguliers, tantôt posée sur
le lit ou sur le ventre d’un des multiples amants de Claire comme le lieutenant
de police Bonnabel (Barry Sullivan), tantôt rangée dans une valise pour mieux
accompagner les déplacements de sa propriétaire. Derrière Claire, un petit
chien noir en peluche et un chat en faïence reposent sur le plateau d’une
commode et complètent le portrait non pas d’une adulte restée en enfance, mais
bien au contraire d’une femme qui ne peut envisager son entourage qu’en termes
de passivité, d’ornement ou d’apparence et qu’elle peut utiliser à sa guise. Comme
cette poupée, son mari et ses amants ne sont que les jouets de sa vanité, des
objets qu’elle ne prétend même pas aimer, mais qui sont là pour bien lui
prouver que, face à leur médiocrité, elle ne peut que briller. Avec cette
perception du temps altérée puisqu’il lui faut tout, et tout de suite, les
motivations de Claire sont donc exclusivement financières – le sexe n’étant
qu’un moyen pour obtenir ce qu’elle cherche - au contraire d’une Ellen Berent
(Gene Tierney)[4]
pathologiquement jalouse de quiconque, homme ou femme, approchant de trop près
son mari. Intérêt et plaisir personnels
sont donc étroitement mêlés dans une fuite en avant qui ne peut que mal finir. Le
destin de la femme fatale est toujours celui de la punition puisqu’elle incarne
le désir, l’avidité et la destruction en transgressant le conservatisme et les
structures patriarcales de son temps. Hors écran, pendant la Seconde Guerre
mondiale, les femmes étaient entrées en masse sur le marché du travail pour
s’émanciper matériellement et socialement au grand désarroi, une fois la guerre
terminée, des combattants de retour du front. Il faut donc sur les écrans et
pour servir une vision du monde toujours misogyne, leur faire payer cher cette
indépendance.
[1]
Respectivement Assurance sur la
mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944), Péché mortel (Leave
Her to Heaven, John M. Stahl, 1945), Les Tueurs (The Killers,
Robert Siodmak, 1946) Le Facteur sonne toujours deux fois (The
Postman Rings Always Twice, Tay Garnett, 1946)
[2]
La Griffe du passé (Out of The Past, Jacques Tourneur,
1947)
[3] La Femme au portrait (The
Woman in the Window, Fritz Lang, 1944)