jeudi 28 février 2019

Les favorites chez Yorgos Lanthimos




Dans La Favorite (The Favourite, Yorgos Lanthimos, 2018), Sarah Churchill, duchesse de Marlborough (Rachel Weisz, photogramme 2) est la confidente, la courtisane, l'éminence grise et la favorite d'Anne (Olivia Colman), reine d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande jusqu'à l'arrivée d'Abigail Hill (Emma Stone, photogramme 1), une ancienne aristocrate déchue de ses droits qui cherche par tous les moyens à retrouver une place à la cour royale, au plus près de la reine. Alors que la guerre de Succession d'Espagne (1701-1714) fait rage à l'extérieur du royaume, une autre guerre, plus larvée, plus insidieuse mais tout aussi mortelle se joue entre ces deux femmes plus arrivistes et ambitieuses l'une que l'autre. Elles ont pris l'habitude de se livrer, dans les jardins du Palais de Kensington, à une joute qui tient davantage du règlement de comptes haineux que de l'aimable divertissement. Un tir aux pigeons leur permet, en effet, de se mesurer l'une à l'autre sur la capacité de chacune à abattre d'un coup de mousquet, le plus rapidement possible, l'infortuné volatile qu'un serviteur aura préalablement lâché dans les airs. À peine Abigail a-t-elle pointée son arme que l'oiseau est déjà abattu, éclaboussant de son sang le visage de Lady Marlborough. Les taches écarlates qui constellent la moitié droite de son visage, et qui lui donnent l'air de saigner, ne sont qu'une préfiguration de ce qu'elle va connaître dans les jours qui suivront. La favorite de la reine, celle qui gouverne à sa place, celle qui partage son intimité et son lit vient de trouver sur son chemin une rivale encore plus machiavélique et tueuse qu'elle. Ce sont ces deux femmes qui mènent une danse cruelle autour de la dernière reine de la Maison Stuart; cette dernière n'est d'ailleurs pas dupe des intrigues qui se trament autour d'elle. De soubrette à Secrétaire financière en passant par dame de chambre, Abigail gravit un à un les échelons du pouvoir de la même manière qu'elle manie le mousquet : avec une froide détermination et une rage contenue à la hauteur des humiliations qu'elle a subies dans sa jeunesse.  Empruntant à Barry Lyndon sa vanité et son désir de reconnaissance (Barry Lyndon, Stanley Kubrick, 1975), Abigail exprime dans sa confrontation avec Sarah Churchill, tout autant une obsessionnelle quête de puissance qu'un abandon vertigineux de tout sens moral. Jouxtant le palais, ce terrain de jeu, en apparence bucolique, cerné par des haies savamment taillées et ornementé de bosquets, de fontaines et d'étangs, n'est autre que le cadre d'une dramaturgie toxique portée à l'incandescence. Abigail montre que l'on peut abattre un adversaire sans forcément le tuer, mais elle ne sait pas encore que, comme celle de la duchesse de Marlborough, son ascension irrésistible ne peut s'achever, tôt ou tard, que par une inéluctable chute. Orfèvre en la matière (The Lobster, 2015 ou The Killing of a Secret Deer, 2017) Yorgos Lanthimos filme la violence et la perversité des rapports humains qui sous le faste de la dynastie des Stuart n'en révèle pas moins une vision désespérée de la condition humaine.



La Floride chez John Schlesinger



Des palmiers, un ciel bleu, et bientôt la mer défilent dans le reflet de la vitre du bus qui mène Rico Rizzo (Dustin Hoffman, à gauche) et Joe Buck (Jon Voight, à droite), vers le Sunshine State. L'image idyllique de la Floride, métonymie du rêve américain, surgit au matin du dernier jour de leur voyage. Partis de New-York la veille, Rico et Joe sont deux marginaux, deux déclassés qui se sont rencontrés fortuitement dans Big Apple. Le premier est un escroc minable, clochardisé, infirme et malade vivant d'expédients et de larcins, alors que le deuxième, candide et un peu nigaud, croyait que sa mine de bellâtre, sa jeunesse vigoureuse, son stetson, sa veste à franges et ses bottes de cowboy lui permettaient de quitter son Texas natal pour vendre ses charmes à des femmes argentées et d'un âge certain, ne demandant que cela parce que fascinées par le mythe du cowboy viril. Dans une société où il ne peut y avoir de salut qu'individuel, leur compréhension mutuelle d'une aide réciproque va sceller une amitié, d'abord conflictuelle, puis progressivement fraternelle. S'impose alors une narration à deux voix nous décrivant deux figures aux ailes brûlées, désillusionnées, paupérisées, dérivant dans les quartiers les plus sordides de la ville. La terre promise new-yorkaise se révélant une jungle urbaine oppressante, la Floride et son soleil permanent serviront alors de boussole fantasmée à ces deux perdants, ces laissés- pour-compte, exclus du miroir aux alouettes qu'est l'american way of life. Débarrassé de ses habits de cowboy qui étaient censés lui permettre de se lancer, à rebours des premiers colons, à la conquête de l'Est, Joe vient d'acheter pour Rico et lui, des chemises de plage plus conformes au climat et à la culture de la Floride, pour se lancer cette fois-ci, à la conquête du Sud. « Il doit y avoir un moyen plus facile pour gagner sa vie, un genre de travail au grand air » dit-il à Rico apparemment assoupi, la tête reposant sur la vitre. Mais c'est à un mort qu'il s'adresse. Épuisé, vidé de ses forces, terrassé par la tuberculose, Rico vient de rendre son dernier soupir, alors que le bus est sur le point d'arriver à Miami. Ironiquement, les palmiers imprimés sur sa chemise se superposent aux palmiers qui jalonnent la route longeant la mer. Le rêve de Rico s'est enfin réalisé mais à titre posthume, et dès lors transparait cette amertume qui submerge ceux qui ne peuvent réaliser leurs aspirations, faute de se départir de ce fatalisme social et de cette inaptitude à maîtriser les codes qui pourraient leur permettre de s'intégrer dans la société. En guise d'oraison funèbre, Joe le serre contre lui dans un geste d'amour. Du taudis dans le Bronx au soleil de Floride, l'itinéraire de Rico et de Joe se solde par un échec, même si Joe n'est plus le même par rapport à son départ du Texas. Alors que son premier voyage – déjà en bus – le lançait à la conquête du monde à la manière d'un John Wayne, le deuxième le voit métamorphosé autant d'un point de vue vestimentaire que mental. Conscient de la dureté du réel, il avance désormais seul vers un hypothétique avenir. La mort de Rico et le regard vide de Joe, parachevés par le fondu au noir qui clôt Macadam cowboy (Midnight Cowboy, John Schlesinger, 1969), enterrent définitivement l'espoir de liberté et de prospérité, deux facteurs constitutifs du rêve américain. 



L'ombre et la lumière chez William A. Wellman



La Ville abandonnée (Yellow Sky, William Wellman, 1948) bénéficie d'un noir et blanc particulièrement soigné dont tout le mérite revient encore une fois au directeur de la photographie Joseph MacDonald. Celui-ci s'était déjà illustré aux côtés de John Ford (La Poursuite infernale/My Darling Clementine, 1946), de Henry Hathaway (Appelez nord 777/Call Northside 777, 1948) et de William Keighley (La Dernière rafale/The Street with No Name, 1948). Du film noir au western, il a su tirer le meilleur parti des ambiances crépusculaires, des contrastes entre l'ombre et la lumière et des éclairages entre chien et loup. La caméra surprend ici Dude (Richard Widmark) en train d'épier James Dawson (Gregory Peck), Constance Mae (Anne Baxter) et son grand-père (James Barton) réunis dans la chambre d'une masure perdue à la périphérie d'une ville fantôme, Yellow Sky, en plein désert. Deux sources de lumière encadrent son visage, alors que le reste du corps reste tapi dans l'ombre. La première provient de l'intérieur de la pièce et éclaire d'une lueur blafarde ses yeux sournois et son rictus mauvais. La deuxième éclaire les reliefs rocheux et le désert à l'arrière-plan dont les contours témoignent d'une géographie âpre et tragique, hostile à l'homme. L'éclairage rasant qui passe par la fenêtre rend Dude encore plus menaçant. La menace ainsi créée est redoublée par la composition de l'image : celle-ci est formée de taches d'ombres et de lumières établissant une tension dramatique entre ce qui se lit sur les traits de Dude et les formes (le cadre de la fenêtre, les contours arrondis des rochers, la balustrade), donnant à l'ensemble une cohérence esthétique dont la monochromie ne fait que révéler l'âme noire du hors-la-loi. C'est donc bien par des affinités resserrées entre le décor objectivement présenté et la subjectivité sournoise de Dude que Joseph MacDonald tisse sa trame photographique. Le visage aux trois-quarts éclairés de Dude suggère également la duplicité du personnage, complice de James pour l'instant mais désireux de se débarrasser de lui pour faire main basse sur l'or que le grand-père et sa fille ont extrait de cette nature sauvage. Cette duplicité se lit jusqu'à son nom Dude, qui dans le western désigne plutôt le pied-tendre, l'homme ordinaire, mal assuré, sans expérience et fraîchement débarqué dans cet Ouest américain sans foi ni loi. Or, le Dude de Wellman est tout le contraire : bandit de grand chemin, fourbe et cruel, totalement déshumanisé et au diapason de cette nature inhospitalière, il fait penser au tueur psychopathe, Tommy Udo (déjà interprété par Richard Widmark dans Le Carrefour de la mort/Kiss of Death, Henry Hathaway, 1947) (1). Dans ce plan, tout semble figé et l'intensité dramatique déployée immobilise Dude, tout en force retenue, dans un espace et une durée qui précédent l'affrontement. Si le noir et blanc sied particulièrement à Joseph MacDonald, la couleur et le cinémascope lui permettront également de déployer toute sa science de la photographie. Rio Conchos (Gordon Douglas, 1964), La Canonnière du Yang-Tsé (The Sand Pebbles, Robert Wise, 1966) ou encore son dernier film L'Or de Mackenna (Mackenna's gold, Jack Lee Thompson, 1969) lui fourniront l'occasion de magnifier des espaces dans lesquels notre œil pourra se noyer.

(1)  Voir la chronique Le sadisme chez Henry Hathaway 



mercredi 27 février 2019

La solitude chez Fred Zinnemann




Dans un vertigineux mouvement de grue ascendant, la caméra de Fred Zinnemann cadre le marshal Will Kane (Gary Cooper), seul, dans la rue principale de Hadleyville. Menacé par l'arrivée de Frank Miller (Ian McDonald), qu'il avait cinq ans auparavant arrêté et contribué à faire juger et condamner, Will Kane sait que trois comparses aux mines patibulaires attendent leur patron à la gare, par le train de midi. Apprenant ce retour le jour même à 10h35, Will n'a qu'une heure et vingt-cinq minutes pour recruter des adjoints avant d'affronter le gang qui veut manifestement lui faire payer cher le séjour de Frank en prison. En reprenant les règles du théâtre classique – unités de temps, de lieu et d'action -, le metteur en scène filme le renoncement, la démission, la lâcheté et la veulerie de toute la population de la ville qui refuse d'apporter l'aide dont le marshal aurait désespérément besoin. En sortant de son bureau, alors que la rue principale s'est vidée de toute vie, Will scrute avec angoisse les façades des immeubles écrasés par le soleil qui ne va pas tarder à arriver à son zénith. High Noon (midi pile), titre original du Train sifflera trois fois (1952) repose sur un scénario écrit par Carl Foreman, un ancien membre du parti communiste américain, qui désirait transposer à l'écran une allégorie sur le maccarthysme qu'il subit de plein fouet pendant la production du film, puisqu'il fut convoqué en juin 1951, devant la Commission des activités antiaméricaines qui le mit sur la liste noire d'Hollywood (1). Le marshal Will Kane est donc Carl Foreman lui-même, et les tueurs lancés à ses trousses ne sont autres que les membres de la Commission, soutenus par une population objectivement passive et couarde. Seul contre tous, lâché par ceux qui se disaient des amis, abandonné par sa femme Amy (Grace Kelly) et son ancienne maîtresse Helen Ramirez (Katy Jurado), le monde se dérobe sous ses pieds. Certains habitants sont terrés, hors-champ, dans leurs maisons, alors que nous les devinons, scrutant derrière les rideaux l'issue du gunfight qui se prépare, d'autres sont au saloon, attendant, toute honte bue, que l'orage passe, ou encore à l'église, cherchant une rédemption qui leur sera refusée. Ce dimanche n'est pas un dimanche comme les autres en ce sens qu'il signe la fin possible de la civilisation et le retour au chaos primitif, toutes les figures des institutions ayant déserté la ville, physiquement (le juge) ou moralement (le pasteur). Il ne reste que le marshal, plus que jamais fragilisé par ce mouvement de grue accentuant son écrasement, son impuissance et la disproportion entre sa taille minuscule et les volumes des maisons qui l'encadrent, comme autant de mâchoires prêtes à se refermer sur lui. Ultime rempart moral face au mal, Will Kane marche vers son destin, dans cette rue dont le sable va bientôt se gorger de sang.

(1) Voir les articles Le maccarthysme chez Jay Roach et Le miroir chez Martin Ritt



samedi 23 février 2019

L'ellipse chez Pawel Pawlikowski




Dans Cold War (Pawel Pawlikowski, 2018), un écran noir matérialisant une ellipse temporelle et géographique, sépare ces deux plans. Quittant Berlin-Est en 1952, Wictor Warski (Tomasz Kot) se retrouve en 1954 à Paris dans un club de jazz, L'Éclipse, quelque part du côté de Saint-Germain-des-Prés. Brimé dans sa créativité par le régime communiste polonais, Wiktor choisit, au cours d'une tournée en Allemagne de l'Est de la chorale polonaise qu'il dirige, de franchir le rideau de fer. À gauche du cadre, le policier français et le panneau d'avertissement sur lequel est écrit « Vous entrez dans le secteur français » sont autant de signes du franchissement de cette frontière encore perméable en 1952. Peu éclairée, cette ligne de démarcation entre Berlin-Est et Berlin-Ouest sépare deux espaces socio-politiques et économiques antagonistes dont les immeubles de part et d'autre portent encore les stigmates de la guerre. Wiktor passe ainsi des gravats et des immeubles détruits de la RDA à un immeuble de la RFA, sur sa gauche, dont les ouvertures béantes défigurant la façade montrent ce que la capitale de l'ancien Reich allemand a subi en 1945. Cependant, ce musicien en exil laisse derrière lui Zula Lichon (Joanna Kulig), un amour passionnel, profond et destructeur. Éperdument amoureux l'un de l'autre, Zula ne s'est pourtant pas rendue au rendez-vous que lui avait fixé Wiktor. Seul, et une valise à la main pour tout bagage, Wiktor s'avance vers les lumières de Berlin-Ouest à l'arrière-plan. Dans un noir et blanc royal, tout en nuances cendreuses, Pawel Pawlikowski filme une frontière matérielle qui se superpose à une frontière mentale que les deux amants ne franchiront que de manière intermittente, incapables de s'aimer durablement sans se déchirer, tout en étant dans l'impossibilité de se séparer sans voir leur vie réduite à néant. Dès son arrivée en France, Wiktor est engagé comme pianiste, compositeur et arrangeur de jazz, jouant régulièrement dans le club qui s'apparente – en plus grand – au Caveau de la Huchette, célèbre jazz-club parisien créé en 1949 (photogramme 2). Chant de révolte par excellence, le jazz ne pouvait que servir de réceptacle à l'absolu désir de liberté de Wiktor. À l'instar des musiciens noirs américains, comme Clifford Brown ou Oscar Pettiford, qui dans les années 50 fuyaient la ségrégation sévissant dans leur pays, le pianiste polonais trouve dans Paris le havre qui doit lui permettre d'acquérir cette indépendance et cette créativité qui lui ont tant fait défaut dans sa Pologne natale. Jouant au piano dos au public, il est pour la première fois sous les feux des projecteurs en tant qu'individu affranchi de toute contrainte, lui qui n'était qu'un instrument à la tête d'une chorale entièrement dédiée à la glorification de Staline et du régime communiste, et dans laquelle les artistes n'existaient que s'ils étaient alignés sur la doxa de la lutte des classes et de la grandeur du prolétariat. Pourtant malgré son passage à l'Ouest, la liberté nouvelle du musicien n'efface pas l'astre noir de l'absence de Zula éclairant sa solitude. Wiktor reste prisonnier du vide de son existence et de la musique incapable de guérir.



vendredi 22 février 2019

Le destin chez les frères Coen

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Oiseau de nuit, LLewyn Davis (Oscar Isaac, photogramme 1) est un chanteur-guitariste folk, sans domicile fixe et régulièrement désargenté, qui écume soir après soir les clubs de Greenwich Village dans le New-York du début des années 60. À la recherche d'une notoriété qui se refuse à lui jusqu'à présent, il interprète, guitare à la main, et d'une voix mélancolique, Fare Thee Well, une ballade américaine traditionnelle dont les paroles et les accords de guitare se répandent dans la pénombre d'un club. Sur scène, la lumière est tamisée et seuls deux projecteurs jettent un éclairage blafard sur la silhouette du guitariste assis sur une chaise. Sa prestation achevée, il quitte la scène sous des applaudissements polis et mesurés. Et alors que la caméra suit en travelling latéral Llewyn Davis quittant la salle, un autre chanteur monte sur scène, s'installe sur le siège laissé vacant, accorde sa guitare et, harmonica positionnée près de sa bouche, entame la chanson Farewell, une chanson inspirée par une ballade britannique Leaving in Liverpool. Cette autre silhouette n'est autre que celle du jeune Robert Allen Zimmerman, alias Bob Dylan (photogramme 2). Ses cheveux frisés, sa guitare, son porte-harmonica autour du cou et sa voix nasillarde inimitable – avant d'être celle de toute une génération -  ne laissent planer aucun doute. Dans Inside Llewyn Davis (2013), les frères Coen saisissent, dans ce moment plein d'amertume, deux destins divergents: le premier illustre celui de Llewyn Davis dont le personnage s'inspire de Dave Van Ronk, un chanteur-guitariste, militant d'extrême-gauche et père fondateur du folk revival de la fin des années 50, mais qui n'a jamais obtenu d'autre reconnaissance que celle de ses pairs, alors que le second illustre celui de Bob Dylan – qui n'a jamais caché l'admiration qu'il avait pour le précédent – en route pour la gloire. En 1961, celui-ci en est encore à chanter des chansons folk traditionnelles. Son premier album publié en 1962 et intitulé sobrement Bob Dylan, ne contient – mis à part deux compositions personnelles – que des folk-songs déjà interprétées par d'autres. Mais, si la caméra des frères Coen se concentre sur Llewyn Davis, c'est parce qu'il rejoint la longue liste des perdants qui peuplent leur cinématographie. De Julian Marty (Sang pour sang/Blood Simple, 1985) à Ulysse Everett (O'Brother, 2000) en passant par Hi (Raising Arizona, 1987) ou Jerry Lundegaard (Fargo, 1996) et ici Llweyn Davis, c'est tout un florilège de marginaux plus ou moins attachants, plus ou moins pathétiques, plus ou moins dysfonctionnels qui cherchent à donner une raison à leur existence, mais sans jamais y parvenir. Si Llewyn ne trouve pas le succès, ce n'est pas faute de talent ni d'obstination, mais plutôt en raison d'une incapacité à se plier aux normes que lui impose le show-business. Tout en vulnérabilité et en défaitisme, n'incarnant pas les préoccupations de ses contemporains – au contraire de Bob Dylan -, le guitariste-chanteur évolue sur une ligne de crête entre une reconnaissance populaire inaccessible et une marginalité anonyme. Prédestiné à rester sur le bord de la route, il n'a pas encore conscience, en regardant Bob Dylan, de contempler le miroir inversé de son propre échec.



lundi 18 février 2019

Les Français chez Francis Ford Coppola




La longue séquence de la plantation française (25 minutes) ne figurait pas dans la première version d'Apocalypse Now, visible en 1979.  Francis Ford Coppola n'était pas satisfait du résultat de cette digression dans l'itinéraire du capitaine Willard (Martin Sheen à gauche sur le photogramme 2) remontant la rivière Nung à la recherche du colonel Kurtz (Marlon Brandon), en pleine guerre du Vietnam. Mais elle avait fini par recouvrir une aura mythique depuis le tournage de In Heart of Darkness : a Filmmaker's Apocalypse (1993), un documentaire sur le tournage du film, réalisé par sa femme Eleanor Coppola, et dans lequel elle parlait de cette séquence. En 2001, Francis Ford Coppola décida de la réintégrer – avec d'autres séquences éliminées - dans un nouveau montage qui donnera un film rallongé de 50 minutes : Apocalypse Now Redux. Et cette séquence est tout aussi grandiose qu'irréelle. Alors que le patrouilleur dirigé par le capitaine Willard remonte lentement et prudemment la rivière Nung, traversant un brouillard opaque qui rend la visibilité nulle, des voix menaçantes en français se font entendre. Craignant le pire, Willard et son équipage accostent le long d'un ponton en partie détruit et découvrent, alors que le brouillard se dissipe, des silhouettes fantomatiques, sorties de la jungle environnante et armées jusqu'aux dents (photogramme 1). Revêtus de l'uniforme de l'armée coloniale française, ces soldats sont des spectres et des vestiges d'une Histoire passée. Survivants tragiques de la présence française dans l'ex-Indochine et soldats déchus depuis la défaite de Dien Bien Phu, ils n'incarnent plus qu'un empire disparu qu'ils tentent de faire perdurer de manière dérisoire et pathétique. Le temps s'est figé pour eux dans cette gangue mentale et végétale. Gardiens d'une plantation d'hévéas dont le propriétaire est un ancien colon, Hubert de Marais (Christian Marquand, à droite sur le photogramme 2), ces Français marquent leur territoire, indifférents au monde extérieur, alors que le Vietnam s'est embrasé depuis des années. Plus que le fait historique improbable, cette apparition, qui a tout du rêve ou du fantasme, revêt une valeur symbolique : une armée occidentale a déjà été vaincue par le peuple vietnamien et sert de signe prémonitoire à la déroute américaine inéluctable dans cette partie du Sud-Est asiatique. Cet itinéraire partagé du désastre passé et à venir rapproche Français et Américains dans une même vaine fraternité des armes. Traversé par une dynamique de fermeture d'un monde – celui des anciens colonisateurs - face à tout ce qui peut rappeler ce qu'est devenu le Vietnam depuis 1954, ce paradis perdu vivant en autarcie absolue au beau milieu de la jungle reste de manière anachronique ce que la France a oublié depuis longtemps : un espace mythifié par l'orgueil de la geste conquérante et impérialiste du XIXe siècle. Sûr de lui et convaincu de la justesse de sa présence en Extrême-Orient, Hubert de Marais est un soldat perdu, au même titre que le capitaine Willard ou le colonel Kurtz, prisonnier de ses obsessions et de ses souvenirs. Poignant contrepoint à la sauvagerie qui encadre la séquence, cette parenthèse de la plantation autorise une respiration à Willard et ses hommes avant d'affronter l'horreur au bout du voyage.



mardi 12 février 2019

Le point de passage chez Samuel Maoz




Au cours d’une vérification d’identité nocturne à un point de passage perdu en plein désert, le regard qu’échange cette Palestinienne (Noam Lugasy) avec Yonatan Foldman (Yonatan Shiray), un soldat israélien, illustre, un court instant, ce qui pourrait être possible entre ces deux communautés. À l'instar de la garnison du fort Bastiani attendant un ennemi surgir du désert des Tartares, quatre soldats sont, en effet, chargés de garder un check-point. À quoi peut donc servir, dans une attente indéfinie, cette petite unité militaire, immobile, aux aguets, les yeux rivés sur un horizon désespérement vide ? Hormis quelques chameaux qui passent sans encombre la barrière, rares sont les occasions qui  permettraient aux militaires de tromper leur ennui et leur désoeuvrement, exécutant une mission dont ils ont des difficultés  à saisir le sens et dont l'aspect routinier les ronge progressivement. De temps en temps, comme pour les sortir de leur léthargie, une voiture s’arrête pour se soumettre aux contrôles d’identités avant de poursuivre sa route. Le temps s’écoule inexorablement entre ennui et solitude, loin des lumières de la ville et de la civilisation. Un soir, un véhicule avec quatre passagers à bord , s’arrête. Deux hommes et deux femmes, tous Palestiniens, attendent la vérification de leurs identités. À la droite du chauffeur, une jeune femme – dont nous ne saurons pas le nom - tourne la tête pour regarder Yonatan derrière sa mitailleuse. D'abord gênée, hésitante et timide, elle sait qu'il la fixe du regard. Graduellement enhardie, elle finit par soutenir son regard, esquissant un sourire, qui se veut autant séducteur que complice. Ce léger mouvement des lèvres laisse apparaître une infinie douceur qui ne laisse pas indifférent Yonathan. Les yeux noirs rehaussés par des sourcils soigneusement dessinés, le visage triangulaire et coloré, les cheveux bruns roulant en cascades sur la nuque et les épaules de la Palestinienne, tout ce visage illumine la nuit d'un désir de vie et transforme un sentiment émotionnel irrésistible en une réalité libre de toute contrainte extérieure. Un dialogue sans paroles s'installe alors et une intériorité partagée, synonyme d'ouverture sur le monde, rend évidente la connivence et l'innocence entre cette femme et cet homme. Oubliant quelques instants sa mitrailleuse et son devoir, Yonatan est profondément troublé par la beauté et la grâce de la passagère; il pense à ce qui serait possible s'il n'y avait pas de check-point, de contrôle, d'uniformes, d'armes à feu. Le temps d'un regard, les tensions et les haines qui existent entre les deux communautés sont suspendues, oubliées, comme si elles n'existaient pas, comme si la notion d'ennemi devenait dérisoire et comme si la question du sens de la vie humaine devait prendre alors, à ce moment précis, toute son ampleur. Dans Foxtrot (2017), Samuel Maoz sonde les âmes et les cœurs dans un vertigineux face-à-face en suspension mais qui ne survivra pas au retour du réel, de la violence et de la spirale mortifère qui caractérise cette région depuis des décennies.



vendredi 1 février 2019

L'exotropie chez Henry Hathaway



Dans L'Attaque de la malle-poste (Rawhide, Henry Hathaway, 1951), la mine patibulaire, le sourire carnassier et l'exotropie ou strabisme divergent de Jack Elam n'ont jamais été aussi bien utilisés. Celui-ci interpréte Tevis, un hors-la-loi lubrique, vicieux, violent et constamment au bord de l'hystérie, membre d'un gang désireux de s'emparer d'une diligence transportant cent mille dollars en or. Exécuteur des basses œuvres, c'est lui qui dégaine plus vite que ne fonctionne son cerveau. Ce qu'exprime alors son visage n'est qu'un avant-goût de la violence qui va déferler. Lorsqu'il sourit, on ne sait jamais trop quoi penser, mais le pire est souvent à venir. Mis sous pression, comme dans ce plan, (il tient en joue, hors-champ, Tom Owens (Tyrone Power) et Sam Todd (Edgar Buchanan), les deux gestionnaires du relais de diligence), son œil gauche devient convulsif, frétillant et, pour tout dire, légérement fiévreux. Animé de cette particularité oculaire, que complètent un visage anguleux ainsi qu'un corps longiligne et sec,Tevis domine de la tête et des épaules ses comparses qui apparaissent bien ternes derrière lui (Gratz (George Tobias) à droite de l'écran et Yancy (Dean Jagger), en partie caché, à gauche. Même le héros de l'histoire Tom Owens est éclipsé par la furia de ce gibier de potence. Henry Hathaway aime visiblement cette trogne atypique puisqu'il la filme longuement et quasiment en gros plan avec une boulimie et une délectation certaines. Le réalisateur peut être convaicu que le plaisir pour le spectateur est partagé au-delà de ses espérances. Nul ne peut oublier ce regard pétillant d'une brute névrosée qui n'a pas besoin d'être avinée pour semer sur son passage mort et désolation. Tevis semble jouir de sa puissance, incapable de maîtriser son hyperémotivité et son exaltation. Son pouls s'accélère, des troubles divers (ricanement sardonique, arcades sourcilières en mouvement, muscles faciaux imprimant en creux la moitié basse de son visage) animent subitement sa physionomie et son débit verbal devient chaotique. D'habitude, le rire a un effet antidépresseur immédiat: c'est rarement le cas pour Tevis, qui n'attend qu'un ordre de son patron pour montrer que son enthousiasme débridé pour les tueries n'est pas feint. Pour une fois, L'Attaque de la malle-poste offre à Jack Elam la possibilité d'exprimer, quasiment dans tous les plans sans discontinuer, toute la richesse de son jeu et de son expressivité, contrairement à la facheuse habitude qu'avaient les scénaristes de l'envoyer ad patres trop rapidement. Ainsi, son intervention de quelques secondes dans Le Train sifflera trois fois (High Noon, Fred Zinnemann, 1952)  et dans laquelle il joue un ivrogne libéré de prison par le shériff Will Kane (Gary Cooper), fait grise mine. Le plus souvent à l'arrière-plan, et dans des rôles de hors-la-loi plus ou moins retors, comme dans L'Ange des maudits (Rancho Notorious, Fritz Lang, 1952), Vera Cruz (Robert Aldrich, 1954) ou encore L'Homme de la plaine (The Man from Laramie, Anthony Mann, 1955), Jack Elam trouve avec Hathaway un rôle à sa démesure et digne de son anatomie inimitable. Ayant perdu, enfant, partiellement l'usage de son œil gauche à la suite d'un accident, il saura en faire au cinéma un outil dramatique qui fera de lui le bad guy par excellence.