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vendredi 21 mai 2021
Les graminées chez Kevin Costner
Le leitmotiv chez Kevin Costner
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dimanche 16 mai 2021
Le détective privé chez Dick Richards
Le
détective privé, le private eye, est l'une des figures emblématiques du
film noir américain. Archétype du héros à la lisière de la légalité, ce
personnage est issu des romans policiers hardboiled [1]
qui fleurirent aux États-Unis pendant les années 1920-1930. Nés sous la plume
de Dashiell Hammett, Raymond Chandler ou encore Mickey Spillane, les limiers Sam
Spade, Philip Marlowe ou Mike Hammer apparurent sur les écrans de cinéma des
années 1940-1950, plus occupés à évoluer dans des milieux interlopes, prétexte
destiné à scruter d'un regard désenchanté la corruption de l'âme humaine, qu'à
tenter de résoudre une énigme par essence profondément labyrinthique et
absconse. Parmi eux Philip Marlowe est peut-être celui qui incarne le mieux cet
esprit individualiste, mélancolique et désabusé, mais doté d'une morale et d'un
honneur qui n'excluent ni cynisme, ni ironie sur le monde qui l'entoure. Incorruptible,
le détective privé est un utopiste déchu, celui qui est revenu de tout et en
particulier de la bonté humaine, une illusion à laquelle il a pu peut-être
croire un jour, mais qu'il a depuis longtemps noyée dans une bouteille de rye
et dans ses errances dans les bas-fonds mais aussi les quartiers cossus des
cités, et particulièrement celle de Los Angeles. Philip Marlowe a été
immortalisé par Humphrey Bogart bien que celui-ci ne l'ait interprété qu'une
seule fois dans Le Grand sommeil (The Big Sleep, Howard Hawks,
1946). Mais il lui a donné une apparence indélébile (feutre mou, imperméable)
et un visage (yeux cafardeux et pensifs, front plissé, contraction de la bouche
en forme de sarcasme toujours renouvelé). Osons une hérésie qui va faire hurler
la salle à pleins poumons: au contraire d'un truisme consistant à dire que
Bogart est Marlowe, Robert Mitchum (à droite sur le photogramme) dans Adieu
ma jolie (Farewell, My Lovely, Dick Richards, 1975) lui fait une
redoutable et efficace concurrence. Tout en déambulant dans une rue de Los
Angeles, Marlowe/Mitchum se fait accoster par un individu patibulaire, d'une
carrure imposante - « genre statue de la Liberté » dit Marlowe en voix off
- mais bien mis de sa personne avec, posée sur un costume-cravate et une
chemise blanche impeccablement repassée, un visage de bouledogue rasé de près,
surmonté d'un borsalino vissé sur la tête: Moose Malloy (Jack O'Halloran à
gauche sur le photogramme). « J'aurais
pu m'asseoir dans la main qui me saisit ». Très chandlerien dans le texte, ce
monologue de Marlowe, dit toujours en voix off et d'un ton las, tout en humour éreinté,
témoigne de son étonnement face à la familiarité manifeste et insistante du
colosse. Avec son air faussement étonné, son feutre mou et son col défraichi,
le détective n'en mène pas large et ne sait pas encore si cette main, aussi
large qu'un battoir, est le prélude d'un uppercut destiné à terminer sa course
dans son estomac ou si Malloy est son prochain client. Ne pas contrarier ce
dernier lui semble pour le moment la meilleure option à suivre. En attendant de
connaître les arrière-pensées du mastodonte, Marlowe sait, en bon professionnel,
que l'inattendu et l'imprévisible font partie de son quotidien et que l'important
pour lui est de ne pas se départir de sa résignation tranquille et de sa
maîtrise de soi. Tourné un an après Chinatown (Roman Polanski, 1974)
mettant en scène un autre détective privé (Jack Nicholson) enfermé dans un
écheveau d'intrigues, Adieu ma jolie est d'abord un hommage aux grands
films noirs de détectives privés : du Faucon maltais (The Maltese
Falcon, John Huston, 1941) à La Griffe du passé (Out of the Past,
Jacques Tourneur, 1947) en passant par Adieu ma belle (Murder, my
Sweet, Edward Dmytryck, 1944), le film de Dick Richards permet à Robert
Mitchum d'endosser avec une remarquable facilité un personnage mythique, comme
pour mieux rappeler l'immense acteur qu'il est toujours dans un Hollywood en
pleine mutation.
[1]
Littéralement « dur à cuir ». Expression qui désigne des romans policiers
décrivant un monde urbain dans lequel
les personnages explorent la face sombre et violente de la société. Dashiell
Hammett et Raymond Chandler en sont les pères fondateurs.
jeudi 13 mai 2021
L'escalier en colimaçon chez Robert Wise
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2L'ancienne
dame de compagnie (Rosemary Dorken, non créditée au générique) de la
propriétaire de Hill House, un manoir construit il y a près d'un siècle en
Nouvelle Angleterre est en train de gravir, lentement mais inexorablement,
comme mue par une tension intérieure, les marches d'un escalier en colimaçon. Filmée
de manière vertigineuse en plongée, cette architecture hélicoïdale déploie ses
circonvolutions en aspirant cette femme aimantée par un sommet que nous
distinguons à peine (photogramme 1). Elle tient dans sa main gauche un plateau
dans lequel est enroulée une corde qui redouble les courbes de l'escalier tout
en ne trompant personne sur ses intentions suicidaires (photogramme 2). Soupçonnée
d'avoir fait assassiner sa bienfaitrice, elle hérita néanmoins de Hill House
pour y vivre dans la plus grande des solitudes pendant de nombreuses années. Depuis
sa fondation, de nombreux décès inexpliqués firent de ce château un espace d'une
tragique étrangeté, porteur d'une malédiction qui frappait invariablement tous
les propriétaires du lieu. La Maison du diable (The Haunting,
Robert Wise, 1963) est aux antipodes du titre français qui laisse penser que le
film est une histoire satanique dans la continuité de Rendez-vous avec la
peur (Curse of the demon, Jacques Tourneur, 1957) ou que sa
localisation géographique – la Nouvelle-Angleterre donc – ne renvoie aux
sorcières de Salem, accusées en 1692 de complicité avec le diable. Prenant le
contrepied de cette facilité scénaristique, Robert Wise choisit au contraire de
décrire, non pas une maison hantée par un quelconque démon ou par des forces
surnaturelles, mais des personnages perturbés par ces immenses couloirs
labyrinthiques, ces hauteurs démesurées de salles aussi vides que silencieuses
(photogramme 1) ces miroirs monumentaux, transformant Hill House en tombeau dont
l'emprise finit par altérer les sens de ses propriétaires successifs. En ce
sens, la hauteur, la courbe de l'escalier et l'étroitesse de ses marches en
métal sont aussi la manifestation où le prolongement des angoisses, des peurs et
des refoulés de cette femme au bord de la folie. Nous l'imaginons probablement
submergée par la culpabilité d'avoir abandonné l'ancienne propriétaire Abigaïl
pour folâtrer avec son amant sur un balcon alors que la vieille dame réclamait
son aide. Gagnée par une paranoïa dévorante, l'ancienne dame de compagnie est
piégée dans les méandres de sa névrose, ses yeux hallucinés regardant un
hors-champ que l'on devine mortifère. Son état mental a basculé dans un
ailleurs, vers des replis de l'esprit, des territoires connus d'elle seule. Une
voix-off, froide et distanciée relate son ascension vers une plate-forme qui
couronne l'escalier, là où les dernières marches commencent à s'élargir. Renforçant
l'ambiance glaçante de la séquence, le narrateur se tait au moment où la femme
sort du champ. Il n'y a plus que le vide qui s'ouvre devant nous, un précipice
associé aux ténèbres et à la terreur d'une nuit qui n'en finit pas ……
mercredi 12 mai 2021
L'apprentissage chez Philippe Falardeau
Margaret (Sigourney Weaver à gauche du photogramme)
est dans les années 90 une éditrice new-yorkaise réputée, gérant entre autres, l'œuvre et
les intérêts de l'auteur de L'Attrape-cœurs,
J.D. Salinger. Femme de carrière intimidante, elle se montre intraitable dans
ses relations personnelles et professionnelles, parfois cassante, mais toujours
érudite et maîtresse de ses émotions. Tenant une cigarette dans la main droite,
elle se tient appuyée contre une petite bibliothèque sur laquelle sont rangés
quelques livres de William Faulkner. Ses cheveux noirs à mèches argentées, son pull-over
noir rehaussé d'épaulettes et de poignées à boutons dorés, son collier assorti et
sa jupe longue de couleur ocre témoignent du soin qu'elle attache à sa
personne. La mise au point faite sur elle permet de rejeter à l'arrière-plan, à
droite du cadre et dans une faible profondeur de champ, Joana (Margaret
Qualley), une jeune femme assise à son bureau en train de téléphoner. Cette
dernière vient d'être embauchée par Margaret comme assistante littéraire pour
répondre par écrit aux nombreuses lettres élogieuses adressées à J.D. Salinger.
Fraîchement diplômée de l'Université de Berkeley et lauréate d'un concours de
poésie, elle n'a qu'une espérance chevillée au corps: devenir écrivaine. Sous
le regard tutélaire des deux portraits accrochés au mur de Pearl Buck et de William
Faulkner, deux prix Nobel de littérature, elle se plie à son nouveau travail de
bonne grâce en attendant de pouvoir réaliser ses rêves. La composition du plan
permet de définir a contrario la
relation qui existe entre les deux personnages. Construit selon la règle des
trois-tiers[1],
permettant de bien équilibrer la place des personnages à gauche et à droite, le
cadre est organisé pour former un véritable split-screen naturel[2],
une image divisée par la verticale de la cloison en deux plans distincts: le bureau
de Joana et la pièce attenante dans laquelle se trouve Margaret. Toutes les
deux se mettent ainsi mutuellement en valeur. Néanmoins, chacune des deux
semble indifférente à l'autre, Margaret perdue dans ses pensées et Joana
attentive à sa conversation téléphonique. La scène suggère un fossé générationnel
et social commode, mais Philippe Falardeau choisit de dire l'exact contraire. My Salinger Year est d'abord un film sur
deux ambitions, deux femmes désireuses de laisser une trace dans le monde littéraire.
Elles vont apprendre à se connaître et à se reconnaître en dépit de leur
différence d'âge. Dans les deux cas, la sensibilité de ces deux femmes témoigne
d'une intimité exigeante et cependant discrète, mais c'est pour mieux dissimuler,
chez Margaret, une insécurité et des failles qui lézardent sa cuirasse. À la
lisière de sa vie professionnelle, Joanna trouve dans le charisme de son aînée
et dans l'œuvre de Salinger, écrivain vivant en ermite depuis 1953, des modèles
pour tracer sa propre trajectoire littéraire et affective.
samedi 8 mai 2021
Le pouvoir chez Sergueï Eisenstein
Ivan le terrible (1944) est sorti sur les écrans russes
au plus fort de la guerre opposant l'URSS à l'Allemagne nazie. Réflexion sur le
pouvoir absolu et ses dérives, le film est une commande du pouvoir soviétique
destiné à faire de Staline l'héritier des grands personnages de l'histoire de
la Russie. Dans la continuité d'Alexandre Nevski (1938), Eisenstein met
donc en scène, une autre figure emblématique de ce pays: Ivan IV le Terrible
(1547-1584), le premier « tsar de toutes les Russies », resté dans la mémoire
collective comme celui qui a fondé la Russie moderne, mais aussi celui qui a
marqué au fer rouge un règne de sang et de terreur. Formidable outil de
propagande pour glorifier Staline et en faire un héros, le film n'en reste pas
moins une œuvre d'une esthétique fascinante rare et d'une puissance visuelle
qui tire sa richesse de l'expressionnisme allemand des années 20 intégré dans
la démesure lyrique et tragique propre au cinéma soviétique. Dans le
photogramme, Ivan (Nikolaï Tcherkassov) est assis dans une salle voûtée de son
palais du Kremlin à Moscou. Le décor et la place des deux personnages servent à
souligner tout à la fois la solitude et l'exaltation du pouvoir personnel. Par
la place qu'elle occupe dans le cadre, l'ombre d'Ivan projetée sur un mur, une ombre
gigantesque, menaçante, effrayante, déploie une aura sinistre, enveloppant
cette salle dont les plafonds sont rarement visibles tant leur hauteur
matérialise la grandeur de ce règne hors norme. Devant le tsar revêtu d'une
large tunique noire qui lui donne l'aspect d'un oiseau de proie, un échiquier
allégorise sa vision guerrière du monde dans laquelle le hasard n'a pas sa
place. Pour déplacer les pièces comme autant de décisions stratégiques, l'idée et
le rationalisme doivent toujours prévaloir sur l'incertitude et l'hésitation. Mais
l'absence de chaise en face d'Ivan montre aussi qu'il ne joue avec personne si
ce n'est avec lui-même, qu'il ne partage aucun enjeu avec quiconque et qu'il
est le seul « roi » pour présider à la destinée de millions de sujets. À sa
gauche, une sphère armillaire modélise un globe terrestre. Conçue pour
représenter symboliquement l'univers dont la Terre serait le centre, elle est
aussi un symbole de la connaissance et du pouvoir, une extension de l'esprit
conquérant d'Ivan le Terrible qui s'exercera contre le royaume tatar de Kazan
et les villes de la Baltique. Les contrastes entre les zones d'ombres et de
lumière traduisent la complexité du personnage capable d'unifier les terres
russes et de favoriser le commerce tout en se montrant impitoyable avec tous
ceux qui complotent contre son autorité, comme l'autre personnage de la pièce,
Vladimir Andreievitch (Pavel Kadochnikov), un boyard[1]
manipulé par sa mère pour devenir tsar. Deux gigantesques candélabres surmontés
de trois longues bougies et un trône au fond de la salle entre deux ouvertures
comme autant de galeries et de tunnels secrets complètent ce décor froid et
austère. L'ambiance en clair-obscur
renvoie aux images qui hantent le cinéma expressionniste allemand, des
déambulations forcément nocturnes de Nosferatu (Nosferatu, eine Symphonie
des Grauens/Nosferatu, le vampire, Friederich W. Murnau, 1922) jusqu'aux
ombres assimilées aux obsessions des protagonistes du Montreur d'ombres (Schatten,
eine nächtliche Halluzination, Arthur Robinson, 1923).
Pour Eisenstein, l'art doit être au service de la
propagande et du pouvoir en place. Initialement prévu en trois parties, seul le
premier opus recevra en 1945 la récompense suprême, le prix Staline, le
deuxième sera censuré par le maître du Kremlin, ulcéré par la dénonciation des
dérives despotiques et paranoïaques du tsar, miroir des propres crimes de
Staline, et le troisième n'ira pas au-delà de la continuité dialoguée. Terrassé
par une crise cardiaque, Sergueï Eisenstein meurt le 11 février 1948 à
cinquante ans seulement.
Le Spider Rock chez Jack Lee Thompson
Curieusement, le Spider Rock (à droite sur les deux
photogrammes), formation rocheuse de 240 mètres de haut, en plein canyon de
Chelly dans la réserve navajo (Arizona) n'a été utilisé qu'une seule fois comme
décor de western. Découpée en deux aiguilles acérées aussi majestueuses qu'orgueilleuses
et hors de toute échelle humaine, la roche ocre de cette sentinelle géologique
se dressant au milieu d'une agora désertique et flanquée de mesas aux versants
abrupts, est pourtant particulièrement cinégénique. À la confluence d'un dédale
de gorges parcourues par des arroyos[1],
c'est ici que, selon la mythologie navajo, Spiderwoman, la déesse
protectrice des êtres humains, est sortie de terre pour enseigner à son peuple
l'art du tissage. Il aura fallu attendre L'Or de MacKenna (MacKenna's
Gold, Jack Lee Thompson, 1969) pour enfin découvrir sur un écran cette
architecture grandiose, cette masse rocheuse en équilibre, porteuse d'un
mysticisme envoûtant et d'un pouvoir surnaturel. Dans le photogramme 1, motivés
par une légende apache et une carte préalablement détruite, mais dont le
contenu est connu du seul shérif McKenna (Gregory Peck), six cavaliers se sont
arrêtés au pied du Spider Rock, baptisé Shaking Rock pour les besoins du film. Ils
sont à la recherche d'un gigantesque gisement aurifère caché dans une gorge
surnommée le Canon del Oro et jalousement gardé par les Apaches qui hantent ces
montagnes. Comme autrefois Francisco Vasquez de Coronado qui en 1540 se lança
dans ces mêmes contrées à la recherche des sept cités d'or de Cibola, ils sont
aimantés par la même obsession de ce métal jaune qui ne peut trouver sa
résolution que dans le mystère de ces parois rocailleuses mêlant si
harmonieusement le sable et la pierre. Sublimée par le talent du directeur de
la photographie du film Joseph MacDonald, la scène, d'une magnifique ampleur,
revêt un caractère fantasmagorique puisque ces cavaliers attendent le lever du soleil
dont l'ombre projetée par le rocher doit indiquer la présence d'une faille dans
la mesa située en face, comme une porte permettant ainsi aux chercheurs d'or de
s'engouffrer dans cette muraille et accéder au canyon tant convoité. Dans le
photogramme 2, la caméra, adoptant le point de vue d'un vautour, seul capable
de prendre la mesure de cet espace, filme l'ombre du Shaking Rock s'avancer
inexorablement suivant la course du soleil dont les rayons ne tardent pas à
embraser petit à petit tout le paysage alentour. Cette lutte entre l'ombre et
la lumière, entre ciel et terre et au milieu de ces forces telluriques, ramène
les cavaliers à l'infiniment petit, à leur vanité, incapables de prendre la
mesure de cette nature qui les dépasse et les fragilise. Le sacré est profané
par leur cupidité et le Shaking Rock devient l'image de leur destin en tant que
vecteur d'une tragédie à venir.
Probablement phagocyté par la toute proche Monument
Valley qui a pris toute la lumière en devenant l'archétype même du décor westernien,
le canyon de Chelly est resté dans l'ombre de cet espace que vénérait tant John
Ford. Mieux qu'au cinéma, Edward S. Curtis pour la photographie et Tony
Hillerman pour la littérature surent lui rendre l'hommage qu'il méritait.
mardi 4 mai 2021
L'allégorie chez John Carpenter
«The Fog (John Carpenter, 1980)
raconte la vengeance d’outre-tombe du capitaine Blake dont le navire,
l’Elizabeth Dane, a été sciemment orienté vers des récifs afin d’y être coulé
puis pillé. Le trésor ainsi dérobé est alors utilisé pour construire la ville
fictive, d’Antonio Bay à quelques encablures du lieu du drame [1]». Un siècle
plus tard, surgissant des ténèbres de l’océan et précédé par un épais
brouillard annonciateur d’une sourde menace, un vaisseau fantôme aux voiles
déchiquetées, se dirige vers cette petite ville côtière. À son bord, les
fantômes de ceux qui ont été autrefois dupés et assassinés sont de retour sur
les lieux du crime originel, pour demander des comptes aux descendants des
pères fondateurs d’Antonio Bay et en particulier à six d’entre-eux dont le père
Robert Malone, petit-fils d’un des naufrageurs. Cette bourgade, née en 1880 sur
la spoliation, le mensonge et la violence, s’apprête, dans l’amnésie la plus
totale des événements du passé, à fêter le centenaire de sa fondation. Répandant
la mort sur leur passage, Blake et ses spectres se retrouvent dans l’église du
père Malone, celle précisément qui a été construite avec l’argent volé.
Enveloppés par une brume très dense et rampante qui s’insinue partout entre
terre et eau, les cinq naufragés visibles sur le
photogramme surgissent de l’obscurité, figés dans un silence lourd au goût
d’éternité. Leurs visages restent dans l’ombre et seuls les yeux injectés de
braise du capitaine Blake luisent dans la nuit. Celui-ci, avec ses bras pendant
le long du corps, ses vêtements en haillons et son sabre pendu à son flanc, se
tient prêt à libérer toute sa fureur. Démon à l’aura maléfique exhalant une
odeur putride, il est devenu ce loup humain des océans à la tête d’un maelström
de terreur vertigineuse. Estompant la frontière entre le réel et l’imaginaire,
la brume est un seuil qui a permis à ces âmes réprouvées, condamnées à errer
depuis les abysses sous-marins et n’ayant pas eu les mêmes opportunités que
l’équipage du Mayflower, de devenir la mauvaise conscience de la communauté
d’Antonio Bay.
Très influencé par les écrits de H.P.
Lovecraft et ceux de W.H. Hodgson, John Carpenter dessine pourtant tout à fait
autre chose qu’une simple architecture de la peur. Le sous-texte de The Fog
fait un parallèle entre la fondation d’Antonio Bay et la naissance des
États-Unis. Cette allégorie politique à peine voilée renvoie au reniement des
traités signés avec les tribus indiennes, au vol de leurs terres, au massacre
des premiers habitants du continent et à l’esclavage - cet autre crime originel
- qui permit le développement économique d’une partie du pays. La
commémoration du centenaire de la ville se présente alors comme une
interprétation mythifiée d’une origine et d’une histoire que l’arrivée des
revenants de l’Elizabeth Dane remet en question dans le sang. À l’instar des
Indiens et des esclaves noirs enfouis dans le paysage mental des États-Unis, le
capitaine Blake et ses hommes restaient tapis dans ces souterrains de la
mémoire d’Antonio Bay, n’attendant qu’un prétexte pour surgir de l’oubli.
[1]
L’oeuvre
de John Carpenter. Les masques du maître de l’horreur de Stéphane
Boulay, Third Éditions, 2019, p.149
lundi 3 mai 2021
L'émancipation chez David Perrault
Western aussi original que rare dans la production
française, L'État sauvage (David Perrault, 2019) fait immédiatement penser
au roman de Louisa May Alcott Little Women paru en deux volumes en 1868
et 1869 et dont le très célèbre, mais néanmoins très inapproprié, titre
français Les Quatre filles du Docteur March escamote la dimension
émancipatrice de quatre jeunes femmes transformées en quatre filles soumises à
un père par ailleurs pasteur, et non médecin, et surtout la plupart du temps
absent. À l'instar des Margaret, Joséphine, Elizabeth et Amy du roman, les
trois sœurs du film de David Perrault, Esther (Alice Isaaz), Justine (Deborah
François) et Abigaëlle (Maryne Bertieaux) font du voyage qui doit les emmener
avec leurs parents, du Missouri vers un port de la côte atlantique - à rebours
de la Conquête de l'Ouest - un récit d'apprentissage et d'indépendance. Héritière
de la présence française remontant à Cavelier de La Salle (1682), cette riche famille,
prise au piège par la guerre de Sécession qui vient de débuter, quitte leur
grande propriété avec un petit équipage (deux convoyeurs et une servante). Au
bout de plusieurs jours de voyage, le petit groupe se trouve sur un chemin
entre le flanc d'une montagne et un précipice, avec les trois sœurs et la
servante marchant à l'arrière du fourgon abritant leurs maigres bagages. Soumise
à rude épreuve, la roue du fourgon vient de rompre pour bloquer le passage et
immobiliser la petite troupe. Marquant sa singularité, et au contraire de ses sœurs
qui franchissent l'obstacle en longeant le fourgon du côté du précipice, Esther
refuse de les suivre et choisit de grimper sur le fourgon pour se tenir
quelques secondes debout sur le toit entre ciel et terre (photogramme). Dans
une plongée vertigineuse, la caméra capte, pendant quelques secondes, la jeune
femme dominant un panorama qui ouvre subitement le cadre pour découvrir, tout
en bas, une profonde vallée aux parois rocheuses abruptes. Esther balaie de son
regard ce canyon pour mieux s'approprier cette nature hostile mais grandiose,
synonyme d'une liberté qu'elle découvre progressivement. Confrontée à cette
nature sauvage et enivrante, Esther est ébranlée par cette conviction que le
monde lui appartient désormais, et que tout retour vers la vie prédéterminée
d'avant, une vie de future épouse et mère de famille, est impossible. Mais c'est
un monde fragile qui s'ouvre devant elle et qui peut à tout moment se refermer ou
l'entraîner dans sa chute si elle fait un faux pas, ou si le fourgon bascule
dans le vide pour se fracasser avec elle sur ces rochers. Cette manière de se
tenir debout s'accorde métaphysiquement avec la stabilité du paysage rocheux qui
lance un défi à cette femme, le défi de s'affranchir de tous les obstacles, de tracer
sa propre route quel que soit le prix à payer, au besoin par la violence. Sur
les traces de l'indépendance farouche d'une Altar Keane (Marlène Dietrich dans L'Ange
des maudits/Rancho Notorious, Fritz Lang, 1952) ou d'une Vienna
(Joan Crawford dans Johnny Guitar, Nicholas Ray, 1954), Esther est une
future Maggie Gilkeson (Cate Blanchett dans Les Disparues/The Missing,
Ron Howard, 2003), une femme déterminée qui refuse de plier devant la puissance
des hommes.
Les dérives totalitaires chez Peter Watkins
Punishment
Park (Peter Watkins, 1971) tient tout autant de l'uchronie que de la
dystopie. En pleine Guerre froide, et en dépit du veto de Harry Truman, la loi
McCarran sur la sécurité intérieure est votée en 1950 par le Congrès des
États-Unis. Le Président des États-Unis peut, sans l'accord du Congrès, décider
en cas d'insurrection, de déclarer l'état d'urgence. Il peut alors arrêter et
détenir toute personne censée être susceptible de commettre des actes de
sabotage. Les personnes appréhendées seront interrogées sans remise en liberté
sous caution et besoin de preuves pour être ensuite incarcérées dans des lieux
de détention. Cette loi, jamais abolie, sert de prétexte au réalisateur
britannique Peter Watkins pour plonger le spectateur dans un cauchemar lié à la
situation politique et sociale du début des années 70. Faisant tour à tour
allusion au procès des sept de Chicago (1969)[1],
aux brutalités policières qui touchent les campus universitaires et à une
polarisation extrême de la population liée à la guerre du Vietnam, le film est
construit en montage alterné, montrant tour à tour sous une tente des jeunes,
menottés, questionnés et condamnés devant un tribunal improvisé, puis un autre
groupe marchant en plein désert. En réalité, les condamnés ont le choix entre
accepter de purger leurs peines dans un pénitencier ou d'être envoyés dans le
Punishment Park dont le « jeu » consiste, pour retrouver ses droits civiques,
de gagner sa liberté en réussissant à traverser un espace désertique de 85 kms
en moins de trois jours, sans eau ni nourriture, pour atteindre un drapeau
américain. Filmés par une équipe de la BBC et poursuivis par la police, ces
détenus tentent le tout pour le tout. Sauf que le « jeu » est faussé, puisque
les mêmes policiers ont l'ordre d'abattre toutes celles et tous ceux qui auraient
touché au but. Comme celui qui vient de se mettre à genoux, recroquevillé sur
lui-même, attendant le coup de feu fatal du policier qui le met en joue
(photogramme 1). Le contenu de l'image est extrêmement violent: dans la
fournaise du désert, un État policier devenu paranoïaque tourne son agressivité
contre une jeunesse révoltée. Le lien entre ce détenu prostré, épuisé, brisé,
mais qui ne veut pas mourir et le policier avec son casque, ses lunettes
noires, ses mains gantées, son fusil à pompe, traduit un rapport de force
politique implacable entre deux sociétés irréconciliables: l'une est convaincue
que le pacifisme et la liberté ne peuvent être possibles qu'en luttant contre
le bellicisme et le conservatisme de l'autre. Cette image renvoie bien entendu immédiatement
aux événements du 4 mai 1970 qui se sont déroulés sur le campus de l'Université
d'État de Kent (Ohio). Au
cours d'une manifestation contre la guerre du Vietnam et la décision de Richard
Nixon de bombarder le Cambodge, les manifestants se retrouvent sous le feu de
la Garde nationale. Bilan: quatre morts et soixante-sept blessés (photogrammes
2 et 3).
Alors que le film de Peter Watkins était sorti dans
le contexte de la guerre du Vietnam et des soubresauts de la société
américaine, l'actualité de la fin de l'année 2020 lui a redonné subitement un
éclat inquiétant. Dans le contexte des États-Unis de Donald Trump et des
discussions sur l'éventualité de proclamer la loi martiale pour renverser les
résultats des élections présidentielles en confiant l'exécutif et le judiciaire
à l'armée, le totalitarisme évoqué par Peter Watkins réactive douloureusement
cette idée que nous avons tendance à oublier: la démocratie est mortelle.
[1]
Sept organisateurs de la
manifestation anti-guerre de Chicago lors de la Convention démocrate de 1968
sont poursuivis en mars 1969 par le gouvernement fédéral pour conspiration et
incitation à la révolte.
samedi 1 mai 2021
L'adolescence et la mort chez Elem Klimov
Requiem pour un massacre (Va et
regarde en russe, Elem Klimov, 1985) est une immersion cauchemardesque dans
les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et les atrocités commises par les
Allemands sur le front russe et plus exactement sur le front biélorusse en
1943. Vue à travers les yeux de Fiora (Aleksei Kravchenko), un adolescent ayant
rejoint les rangs des partisans, la guerre apparaît dans toute sa laideur, sa
déshumanisation et son cortège de visions traumatisantes. Sur les traces du
cinéma d’Andreï Tarkovski - la contemplation en moins - qui savait si bien
plonger le monde de l’enfance dans la tourmente de la guerre (L’Enfance
d’Ivan, 1962 ou Le Miroir, 1975), Klimov nous livre un réquisitoire
radical contre la barbarie nazie. Né en 1933 à Stalingrad, il a neuf ans
lorsque commence la célèbre bataille sur la Volga. Manifestement marqué au fer
rouge par la brutalisation de la soldatesque allemande, la plaie continue
encore de puruler quarante-trois ans plus tard.
Les quatre photogrammes sont situés à
la fin du film. Ayant miraculeusement échappé à la destruction d’un village et
de toute sa population brûlée vive dans une grange, Fiora se retrouve à nouveau
au milieu des partisans qui ont capturé une poignée de soldats allemands et de
collaborateurs biélorusses ayant participé au massacre des villageois. Dans ce
lieu désolé et noyé dans le brouillard, il se tient devant une flaque de boue
dans laquelle baigne un portrait d'Hitler. Filmé en plongée, il lève alors son
fusil pour tirer sur le tableau. Puis dans un contrechamp brutal,
la contreplongée dévoile dans un regard caméra saisissant, son visage
prématurément vieilli, usé par les épreuves qu’il vient de traverser, dévasté
par l’empreinte de la mort qui plane sur lui, figé dans une épouvante glacée.
Ses traits ne présentent plus la page vierge de l’adolescence, mais la
souffrance de celui qui a été plongé dans l’enfer. Le premier coup de feu
déclenche le défilement d’images d’archives montées à rebours et en accéléré,
montrant dans un ordre chronologique inversé la dernière image d’Hitler sorti
du bunker à Berlin pour féliciter des jeunes du Volksturm, des flammes dévorant
des façades d’immeubles, Hitler encore recevant des bouquets de fleurs de
petites filles, la Wehrmacht à l’assaut d’un village, des Allemandes hilares,
le bras levé, tendu pour le salut nazi, des cadavres et encore des
cadavres, des processions d’uniformes noirs, les signatures des accords de
Munich, des inscriptions antisémites sur les vitres de magasins et toujours
cette liesse populaire d’Allemands en extase devant leur maître. Chaque coup de
feu tiré par Fiora relance cette marche à contresens de l’Histoire pour
s’arrêter brutalement sur une photo du futur chancelier, enfant, dans les bras
de sa mère, comme pour tenter de revenir aux origines du mal, pour comprendre
ce qui a pu dévorer cet enfant devenu adulte, pour appréhender ce qui a pu
amener un homme et toute une population à commettre l’innommable, l’indicible.
Mais plus sûrement, et selon les dires de Klimov, Fiora tire sur Hitler, mais à
travers lui, surtout sur le spectateur (Le premier titre du film devait
s’intituler Tuez Hitler) pour tuer la bête qui sommeille en chacun de nous.
Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde[1] ….…….
Tétanisé par ce premier plan, nous
voyons à peine, à l'arrière-plan, une silhouette figée devant les corps des
soldats allemands exécutés quelques instants plus tôt (photogramme 1). Bien
découpée entre deux rangées de piliers du pont qui surplombe une rivière, elle
semble contempler les cadavres pour se convaincre que le nazisme peut être
vaincu. Le réalisme quasi-documentaire du film tient beaucoup au grain de
l’image utilisé par Klimov, sale, granuleux, qui s’accorde parfaitement aux
paysages boueux de la plaine biélorusse. Requiem pour un massacre est un
film dont on ne sort pas indemne…