Howard Hawks est passé maître dans le jeu de la
séduction entre un homme et une femme. Que ce soit entre Harry et Marie
(Humphrey Bogart et Lauren Bacall dans Le Port de l'angoisse/To Have
and Have Not, 1946), ou Chance et Feathers (John Wayne et Angie Dickinson
dans Rio Bravo, 1959) en passant par (voir les photogrammes 1 et 2) Philip Marlowe et la libraire (Humphrey
Bogart et Dorothy Malone dans Le Grand Sommeil/The Big Sleep,
1946), le réalisateur a souvent mis en scène des femmes sûres d'elles-mêmes, émancipées
et déterminées, souvent insolentes, à rebours du modèle de l'épouse face à des
hommes généralement individualistes, mais qui finissent toujours par succomber
au charme de ces dames qui ne se privent pas de prendre les devants. C'est
incontestablement le cas pour la libraire (Dorothy Malone donc, dans son
cinquième rôle) qui accueille le détective privé Philip Marlowe (Humphrey
Bogart), au cours de son enquête sur une sombre affaire de mœurs et de chantage.
Bien que purement fortuite par rapport à l'intrigue, la séquence s'avère au
final absolument délicieuse, non seulement parce qu'elle donne vie à la
richesse des dialogues écrits par William Faulkner, mais surtout parce qu'elle
illustre les rapports d'approche et d'ascendant qu'ont, chez Hawks, les femmes
sur les hommes. Extraits choisis: « Pouvez-vous me rendre un service »
dit Marlowe à la libraire, « Je ne sais pas, cela dépend du service »
lui répond-t-elle. Elle: « Vous commencez à m'intriguer, confusément
». Lui: « Je suis un privé sur une affaire. Si j'en demande trop …..
cela ne me semble pas être le cas …. en quelque sorte ». Lui: « J'ai
justement une bonne bouteille de whisky dans ma poche, je préférerais
m'humecter le gosier ici » (il pleut au-dehors). « On dirait qu'on a
fermé pour l'après-midi » dit-elle enfin avec sensualité après avoir fermé
la porte de la librairie et rabaissé le store, tout en déshabillant Marlowe du
regard. Alors que celui-ci s'emploie à servir un verre, la jeune femme enlève
ses lunettes, libère ses cheveux de la barrette qui les retenaient, pour s'offrir
littéralement à lui (photogramme 2). Fondu au noir. Remplies de sous-entendus,
les phrases à double sens que s'échangent la libraire – dont on ne saura pas le
nom – et Marlowe s'apparentent à une joute verbale, un marivaudage tout en
tension érotique se déployant en quelques minutes dans cet espace clos. Les
deux protagonistes sont apparemment à égalité, mais c'est bien la jeune femme
qui mène le jeu en transformant son langage corporel strict et sérieux
(lunettes, cheveux attachés, chemisier au col fermé sous un cardigan sans
manches) en une capacité à suggérer son désir pour cet homme qui ne demande
visiblement que cela. Le regard séducteur qu'elle lance à Marlowe donne la
mesure de son tempérament volontariste. Le gobelet tenu par la main de chacun
sert de trait d'union pour ce couple bien conscient de la relation à venir,
mais sans la promesse d'une histoire à suivre. Ni femme fatale, ni nymphomane,
la libraire est, comme l'était Feathers (Rio Bravo), une femme toute en
esprit et en répartie, décidée sans être souveraine, affective sans être romantique.
Dorothy Malone – alors seulement âgée de vingt-deux ans - donne à ce rôle aussi
court qu'inoubliable toute son intelligence et sa grâce annonciatrices des
rôles majeurs qu'elle aura plus tard chez Douglas Sirk, Edward Dmytryk, Raoul
Walsh ou Robert Aldrich.
samedi 25 septembre 2021
Le jeu de la séduction chez Howard Hawks
lundi 20 septembre 2021
Les liens familiaux chez Douglas Sirk
[1]
Universum Film AG, la société allemande de production et de
distribution cinématographique nationalisée par Goebbels en 1937.
[2] Lydia Brincken avait obtenu le droit de
lui interdire de voir son fils depuis 1928 pour lui faire payer
son second mariage avec Hilde Jary.
[3]
Son premier rôle important au cinéma
sera le prince Otto, le frère fou et irresponsable de Louis II de Bavière dans
Morituri, un film de Helmut Kaütner (1955)
[4] Klaus Detlef Sierck fut un enfant vedette dans
de nombreux films de propagande nazie.
[5] Douglas Sirk de Michael Henry, Dossiers du cinéma/Cinéastes III, Casterman 1974, p.173
mardi 14 septembre 2021
Le pouvoir féminin chez Samuel Fuller
Les années 50 ont su donner aux femmes une place majeure
dans le western que les amoureux du genre ne retrouveront plus dans les
décennies suivantes. À l'instar de Denise Darcel dans Convoi de femmes,
(Westward the Women, William A. Wellman, 1951), de Marlene Dietrich dans
L'Ange des maudits (Rancho Notorious, Fritz Lang, 1952), ou de
Joan Crawford dans Johnny Guitar (Johnny guitare, Nicholas Ray, 1954),
Barbara Stanwyck va incarner dans Les Furies (The Furies, Anthony
Mann, 1950), La Reine de la prairie (Cattle Queen of Montana,
Allan Dwan, 1954), Le Souffle de la violence (The Violent Men,
Rudolph Maté, 1955) et Quarante tueurs (Forty Guns, Samuel
Fuller, 1957), une femme à la personnalité et aux appétences dominatrices nettement
marquées. Dans ce dernier film, Jessica Drummond (Barbara Stanwyck donc) est une
omnipotente propriétaire terrienne, maniant aussi bien le fouet que le colt,
pour régenter d'une poigne de fer la ville de Tombstone et tout le comté de
Cochise en Arizona. À la tête d'une horde sauvage de quarante gardes du corps,
elle est « une femme qui chevauche, armée d'un fouet, une femme que tous les
hommes désirent. Mais aucun homme ne peut la dompter, elle commande et les
hommes obéissent, ils ne sont que des pantins dans ses mains[1]».
Les deux photogrammes illustrent parfaitement ce rapport de force à l'avantage
de Jessica. Dans la salle à manger cossue de son immense propriété, elle est
assise au bout de la table, trônant au milieu de ses hommes. Un mouvement de
grue combiné à un travelling latéral balaie la scène et ses convives masculins
pour mieux matérialiser le pouvoir qu'elle exerce sur eux (photogramme 1). Dans
ce cénacle, deux d'entre eux sont néanmoins individualisés en raison de leur
proximité avec cette maîtresse femme: à sa droite, le shérif Ned Logan (Dean
Jagger), un soupirant éperdument et vainement amoureux d'elle et à sa gauche,
son frère Brockie (John Ericson), un être violent et irresponsable, plutôt bas
de plafond, mais pour lequel elle témoigne un sentiment trouble. Illuminée par
les bougies d'un lustre et celles des chandeliers disséminés sur la table et
trois commodes, la tablée est singulièrement silencieuse. Pour ces hommes, la
tenue de ville est le code vestimentaire de rigueur au diapason de Jessica qui,
comme eux, a laissé au vestiaire Stetson, bottes et colt – mais pas la
bouteille de whisky - pour apparaître parée de ses plus beaux atours
(photogramme 2). Ses sourcils hauts, arqués et bien dessinés, ses yeux intenses
et pénétrants, ses lèvres minces et serrées traduisent bien la froide
détermination de celle qui n'envisage pas une seconde qu'un homme puisse lui
tenir tête. Un collier tour de cou richement décoré et une robe de soirée noire
dégageant les épaules, synonyme d'habit de cour, complètent une attitude
hautaine, autoritaire et intimidante. Revêtir la robe ne traduit pas un retour à
l'image conventionnelle de la femme dans le western, de l'institutrice à la
fille de saloon, mais participe toujours de la même envie d'éblouir, par
d'autres moyens, tous les hommes qui gravitent autour d'elle. Que ce soit
l'interprétation de Jessica ou celle de Martha Wilkinson dans Le Souffle de
la violence, ces rôles de femmes à poigne renvoient inévitablement à celui
qu'elle tenait dans Assurance sur la mort (Double Indemnity,
Billy Wilder, 1944) ou elle incarnait déjà une femme individualiste et
déterminée n'hésitant pas, à l'égard des hommes, à recourir à la manipulation
et à la violence. Dans Quarante Tueurs, Samuel Fuller interroge la
notion de féminité compatible selon lui avec la notion de puissance dans un
genre plutôt virilisé, même si dans le scénario initial, le réalisateur voulait faire
mourir Jessica, cette personnalité trop flamboyante pour persister à vivre au
milieu de la médiocrité. La volonté des producteurs en décida autrement.
samedi 11 septembre 2021
La mémoire chez Robert Redford
Dans L'Homme qui murmurait à l'oreille des
chevaux (The Horse Whisperer, Robert Redford, 1998), Grace MacLean
(Scarlett Johansson) est victime d'un grave accident de cheval qui la laisse
amputée d'une jambe. Son cheval Pilgrim, frappé par un camion, sort également
de l'épreuve traumatisé et éperdu de terreur. Pressentant que le sort du cheval
est étroitement associé à la santé mentale de Grace murée dans sa douleur et
son infirmité, sa mère Annie (Kristin Scott Thomas) décide de les emmener tous
les deux, de New-York jusqu'au Montana, pour rencontrer un dresseur de chevaux dans
l'espoir d'obtenir une double guérison intérieure. Sur la route qui les mène vers
l'Ouest, Annie et sa fille Grace s'arrêtent à l'entrée du Little Big Horn
Battlefield National Monument, le parc national montanien consacré à
l'affrontement entre l'armée américaine et les Amérindiens qui aboutit, le 25
juin 1876, à l'anéantissement du 7e régiment de cavalerie du
Lieutenant-Colonel George A. Custer par les tribus Lakotas et Cheyennes de Sitting
Bull et Crazy Horse. Dans ce lieu chargé d'Histoire et de mémoire, un monument
funéraire a été érigé en 1881 pour commémorer le souvenir des noms des soldats
qui sont tombés ici [1].
Le fracas des armes s'est tu depuis longtemps, mais la mort et tant de fantômes
continuent de hanter ce lieu. Alors que le ciel s'obscurcit rapidement, Annie
emprunte, seule, un sentier montant vers la colline au sommet de laquelle la
ligne d'horizon se confond avec cette stèle et une clôture en fer encadrant les
pierres tombales du Custer's Last Stand [2] (photogrammes
1, 2 et 3). La notion de passé se disloque comme une invitation à aller
ailleurs, dans un monde d'autrefois, dans un monde où « deux cents soldats
avaient été mis en pièces par ceux-là mêmes qu'ils traquaient »[3].
Les nuages, sombres et épais, semblent
toucher le sommet des collines environnantes pour donner à ce paysage tranquille
s'étendant à perte de vue une infinie mélancolie, propice à la méditation.
Annie, emmitouflée dans sa parka beige, s'est arrêtée à quelques pas de la
clôture pour regarder l'éparpillement des pierres tombales marquant
l'emplacement où chaque soldat a été abattu. Une sensation d'amertume et
d'affliction se dégage de la dramaturgie de la séquence. L'exposition des
tombes réveille les émotions les plus enfouies d'Annie en précipitant, dans la
fraîcheur du soir et la limpidité de l'air, une révélation du passé pour mieux
renseigner le présent. Car ce n'est pas le souvenir des guerres indiennes qui
accapare l'esprit d'Annie, mais bien sa propre existence perdue entre un mari
qu'elle n'aime plus depuis longtemps, une fille qui la rejette et un métier de
directrice d'un magazine de mode new-yorkais qui peine à combler la vacuité de
sa vie. La rencontre avec Tom Booker la fera passer du vide au plein, de la
maîtrise d'elle à l'abandon de soi au milieu des espaces majestueux du Montana.
samedi 4 septembre 2021
L'armée chez Robert Aldrich
Attaque (Attack !, 1956) est le deuxième des trois
films que Robert Aldrich tourna avec Jack Palance. Après Le Grand Couteau
(The Big Knife, 1955) et avant Tout près de Satan (Ten Seconds
to Hell, 1959), il réalise son premier film de guerre dont l'action se
situe en 1944, pendant l'offensive allemande des Ardennes. Mais le scénario
n'eut pas l'heur de plaire au Département de la Défense qui avait l'habitude de
prêter sans tergiverser son matériel à Hollywood, pourvu que l'armée soit
montrée sous un jour favorable, héroïque et en lutte pour défendre la
démocratie. C'est tout le contraire avec Attaque qui dénonce violemment
la hiérarchie militaire composée de Clyde Bartlett (Lee Marvin), un
lieutenant-colonel carriériste et arriviste et de Erskine Cooney (Eddie
Harris), un capitaine lâche, pleutre et foncièrement incompétent. Face à la corruption
et l'impéritie de cette chaîne de commandement, deux subalternes, les
lieutenants Harold Woodruff (William Smithers) et Joe Costa (Jack Palance),
vont exécuter leurs ordres en cherchant la réussite de leur mission tout en
faisant le maximum pour limiter les pertes. De retour d'une action ordonnée par
le capitaine Cooney et alors que tout son peloton le croyait mort, Costa surgit
d'une porte ouverte sur l'enfer (voir le photogramme). Titubant, le regard
hagard, en proie à une souffrance indicible, il descend avec difficulté les
marches d'un escalier qui mène à une cave dans laquelle Cooney, Woodruff et
quelques hommes se sont réfugiés. Tout son corps disloqué témoigne des violents
combats auxquels il a dû faire face. Son bras gauche sanguinolent, broyé par
les chenilles d'un char allemand, pend inerte le long de son corps. Le mur sur
lequel il s'appuie avec difficulté l'empêche de tomber, alors qu'un éclairage
oblique obscurcit de manière dramatique le haut de son visage. Tout indique
l'imminence de la mort, imminence encore renforcée par l'ombre sinistre que
projette Costa derrière lui. Pourtant ses yeux fixes et hallucinés affichent
encore l'inflexible volonté de tuer Cooney « non pour se venger mais pour
débarrasser son unité d'un funeste imposteur »[1].
Le revolver qu'il tient dans sa main droite doit lui permettre, en rassemblant ses
dernières forces, d'exécuter ce dernier objectif. Costa n'est pas en route pour
la gloire, ni sur le point de mourir pour la bannière étoilée en héros
valeureux prêt au sacrifice ultime comme le sergent Stryker (John Wayne) dans Iwo
Jima (Sands of Iwo Jima, Alan Dwan, 1949), mais il meurt en raison
de la stupidité et de la couardise d'un supérieur incapable du moindre
discernement dans la conduite d'une opération militaire. L'ennemi est donc
autant à l'intérieur qu'à l'extérieur d'une armée qui apparaît singulièrement
défaillante. Par son geste, Costa ne peut être condamné qu'à l'oubli. « L'oubli
? Celui de la soldatesque anonyme, les « Costa » de tous grades et de toutes
armes, victimes de la grande Histoire et des rêves de gloire ou de
l'incompétence des petits chefs »[2].
Ce point de vue a, bien évidemment, été très mal reçu dans les États-Unis de
Dwight D. Eisenhower - l'ancien commandant en chef des forces américaines en
Europe pendant la Seconde Guerre mondiale – baignant toujours dans le souvenir
de la victoire sur le nazisme et peu enclins à voir sur un écran de cinéma l'aberration
de la guerre et les turpitudes de ceux qui la conduisent.