Une salle de classe dans la ville de Shinbone
quelque part dans l’Ouest. Un avocat, Ransom Stoddard (James Stewart),
momentanément transformé en instituteur, s’adresse à des « élèves » de tous les
âges et de toutes les origines. De gauche à droite, tenant une ardoise, Pompey,
un Afro-Américain (Woody Strode), une immigrée suédoise Nora Ericson (Jeanette
Nolan) elle aussi équipée d’une tablette à écrire, deux rangées d’enfants
d’origine mexicaine et Hallie (Vera Miles), la fille de Nora à droite de
Ransom, puis à l’arrière toute une galerie de personnages WASP (White Anglo-Saxon
Protestants), allant du shériff Link Appleyard (Andy Devine) adossé au mur à
des hommes et des femmes aux fonctions indéterminées. Dans cette séquence de l’Homme qui tua Liberty Valance (The Man who shot Liberty Valance de John
Ford, 1962) et à travers ce microcosme shinbonien, le réalisateur reconstitue
le creuset culturel, propre à la société américaine, fruit de la politique
d’intégration et d’assimilation pratiquée depuis les origines. Dans cet Ouest
encore sauvage où tout se règle encore à coups de poings et de colts, Ransom
Stoddard, épris de justice, entend imposer la loi, l’ordre et donc la civilisation
qui doivent inévitablement se substituer à la violence et à la sauvagerie. Pour
éduquer ses « élèves » et créer une adhésion autour de l’universalisme
républicain, Ransom introduit l’analyse de la Déclaration d’indépendance des
États-Unis rédigée par Thomas Jefferson en 1776 en leur demandant s’ils
connaissent ce texte fondateur. Pompey, hésitant, finit par lever la main et se
lève de son banc. John Ford ne nous dit pas grand-chose sur lui. Peut-être
est-il un ancien esclave qui a choisi de vivre dans l’Ouest ? Toujours est-il
qu’il est au service de Tom Doniphon (John Wayne) qui l’utilise comme homme à
tout faire. Debout donc face à Ransom (mais surtout face au spectateur), il ânonne
et ne parvient pas à dire les premières phrases du texte de la
Déclaration : « Nous tenons pour
évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont
créés égaux …..» À sa droite, une ombre se découpe sur le mur, sous le
portrait d’Abraham Lincoln posé sur une étagère. À ce moment, Pompey et le
Président qui a aboli l’esclavage le 1er janvier 1863 ne font plus
qu’un. Tout à sa honte de ne pouvoir dire les mots justes, le visage de Pompey
se voile d’un embarras et d’une gêne. En bon pédagogue, Ransom le félicite
néanmoins tout en surenchérissant sur le fait que nombreuses sont les personnes
qui ont oublié ce passage. Ce plan renvoie immédiatement à un autre film de
Ford, Le Sergent noir (Sergeant Rutledge, 1960) dans lequel
celui-ci a donné à Woody Strode le rôle principal d’un soldat afro-américain
accusé à tort d’avoir violé et tué une jeune fille blanche. Mais Ford
contextualise aussi l’attitude de Pompey. En 1962, le Mouvement des droits
civiques avait déjà, aux États-Unis, entamé la lutte pour obtenir l’égalité des
droits politiques. Le film se situe entre le décret du Président Kennedy
instaurant l’affirmative action pour
lutter contre les discriminations raciales à l’embauche (1961) et la Marche sur
Washington, au cours de laquelle Martin Luther King prononça son célèbre
discours I have a dream (1963).
Humaniste républicain, soucieux de justice et profondément mélancolique, John
Ford nous livre son point de vue sur ce que devraient être les
États-Unis : une société inclusive et ouverte sur toutes les différences, même
s’il sait probablement que les passages de la Déclaration de 1776 concernant
l’esclavage ont été finalement supprimés pour ne pas mécontenter les États du
Sud, dont l’économie reposait essentiellement sur la main d’œuvre servile.
mardi 14 novembre 2017
mercredi 8 novembre 2017
L'impérialisme chez Douglas Hickox
Le 22 janvier 1879, au cours de la bataille d’Isandhlwana,
l’armée britannique subit en Afrique du Sud une débâcle retentissante, face à
une machine de guerre hors du commun, l’impi
(régiment) composée de 20 000 Zoulous. Au canons, aux fusils et à la
discipline britannique toute martiale, les Zoulous opposent des sagaies et des
boucliers. À priori supérieure sur le plan militaire et matériel, l’armée de
Lord Chelmsford s’est pourtant fait piéger dans ces collines herbeuses jaunies
par le soleil austral. Dans L’Ultime
attaque (Zulu Dawn, 1979),
Douglas Hickox tire à boulets rouges sur l’impérialisme britannique et son
arrogance à vouloir soumettre, au nom de la reine Victoria, un royaume encore
indépendant, le Zoulouland, à l’instar d’une partie de l’Afrique allant, du
Nord au Sud, de l’Égypte à l’Afrique du Sud. La puissance géopolitique britannique
est alors à son zénith et sa domination mondiale justifie le titre de «
l’empire sur lequel le soleil ne se couche jamais ». De cette omnipotence et de
ce sentiment de supériorité, les deux photogrammes indiquent pourtant tout le
contraire : deux cavaliers découvrent avec stupéfaction, en contrebas
d’une cuvette, l’impi qui s’était dissimulé
autour d’un plan d’eau. Un murmure à peine perceptible s’élève tout d’abord, puis
une immense clameur sortie de la gorge de milliers de Zoulous transperce le
calme précaire qui régnait jusqu’alors dans la région. Et soudain, une immense
vague noire se dresse face aux envahisseurs, déterminée à tout balayer sur son
passage pour préserver une culture et un mode de vie. Les coups sourds
démultipliés des lances sur les boucliers, les cris de guerre, le martellement
des pieds nus qui font tanguer la terre, la charge irrésistible au mépris des
corps qui tombent sous les salves britanniques, sont autant de signes
annonciateurs de la défaite de l’armée de Sa Majesté, défaite déjà visible dans
ces lignes de défense des red coats
très vulnérables, étirées sur des dizaines de mètres et incapables de subir un
choc frontal et massif d’une telle puissance. La tactique zouloue utilisée est
celle de la tête de buffle : deux corps d’armée sur les ailes
matérialisant les cornes d’un buffle et un autre au centre (photogramme 2) pour
la tête organisent l’impi, redoutable
force de frappe particulièrement quand les Zoulous sont en surnombre. À la
suite de Lindsay Anderson (If ….,
1968) ou de Tony Richarson (La Charge de
la Brigade légère/The Charge of The
Light Brigade, 1968) qui dynamitent tous les deux les certitudes, le
premier sur le système scolaire anglais et le deuxième sur l’intervention
britannique en Crimée en 1854, Douglas Hickox témoigne d’un désenchantement
politique en mettant à vif les enjeux qui sous-tendent l’impérialisme que son pays
a érigé en porte-étendard, particulièrement entre 1815 et 1914 : la
conquête de territoires au nom d’impératifs économiques (le sous-sol de
l’Afrique du Sud regorge de métaux précieux),
idéologiques (il faut éradiquer les pouvoirs locaux jugés barbares au
nom de la mission civilisatrice occidentale forcément supérieure), politiques
(le Royaume-Uni se doit de tenir son rang de grande puissance dans le monde) et
géographiques (l’Afrique du Sud et particulièrement la ville du Cap contrôlent la route maritime en direction des
Indes). Bien que victorieux à Isandhlwana, les Zoulous ne savent pas encore
qu’ils vivent en fait leurs dernières semaines de liberté. Leur défaite à la
bataille d’Ulundi, le 4 juillet 1879, achèvera de sceller leur sort.
mercredi 1 novembre 2017
La réserve amérindienne chez Taylor Sheridan
Aspirée par l’obscurité et écrasée par les cimes souveraines
des Rocheuses, Natalie, une jeune Arapaho court sur l’étendue enneigée d’une
vallée, quelque part dans la réserve amérindienne de Wind River au Wyoming. Un
plan de solitude et de mort dans un espace magnifié. Un souffle d’air glacé
traverse la séquence d’ouverture de Wind
River (Taylor Sheridan, 2017) pour évoquer une dramaturgie hivernale en
noir et blanc. Pieds nus, pleurant, gémissant, tout en courant à perdre haleine
et transie de froid, ce froid qui mord petit à petit tous ses membres, la jeune
femme semble fuir quelque chose ou quelqu’un. Éclairée par une pleine lune
spectrale, l’ombre de la silhouette de Natalie s’allonge démesurément sur le
manteau neigeux qui recouvre ce territoire immense, hostile et encore sauvage. La
nature n’est ici en rien contemplative, mais elle contribue par son âpreté et
son immobilisme à l’enfermement de l’infortunée amérindienne. Le choix du plan
de grand ensemble permet d’anéantir ce personnage, de le rendre plus fragile. La
distorsion des différentes échelles entre l’infiniment petit et l’infiniment
grand accentue encore la thématique qui organise l’image : le désespoir
d’une jeune femme qui doit lutter tout autant contre un hors-champ dont nous ne
savons rien pour l’instant, que contre une nature démesurée et grandiose mais
particulièrement dangereuse puisqu’infestée de loups et de coyotes, mais aussi
contre un hiver qui oppresse comme dans les mauvais rêves. Mais l’équation
réunissant réserve, tribu amérindienne et États-Unis contribue inévitablement
au surgissement mémoriel de films comme Willie
Boy (Tell them that Willie Boy is here
d’Abraham Polonsky, 1969), Powwow Highway
de Jonathan Wacks (1989), Cœur de
Tonnerre (Thunderheart de Michael
Apted, 1992), Phoenix Arizona (Smoke Signals de Chris Eyre, 1998) ou
encore Frozen River de Courtney Hunt
(2008). Les cinéastes y évoquent les problèmes endémiques auxquels doivent
faire face les différentes tribus : la pauvreté, le racisme, les ravages
liés à la drogue et à l’alcool, mais surtout les disparitions de femmes qui
n’intéressent guère les autorités autres que tribales, et qui sont destinées à
rester impunies. Scénariste de Sicario
(Denis Villeneuve, 2015) et Hell and High
Water (David Mackenzie, 2016), Taylor Sheridan filme la violence
immédiatement perceptible d’un présent qui n’a plus de futur. La neige est
encore blanche mais elle va, dans les secondes qui suivent, se teinter de
rouge. Prise de panique et incapable de raisonner, Natalie ne se rend pas
compte que l’air glacial va provoquer chez elle une hémorragie pulmonaire
fatale. Un instant interrompu par l’irruption des cris et des pleurs, le silence
de la vallée va reprendre ses droits, comme la neige va recouvrir un cadavre.
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