lundi 29 avril 2024

La subversion des codes chez Mel Brooks



Un cinéaste comme Mel Brooks, réalisant la même année, 1974, Blazing Saddles et Young Frankenstein, mérite sans barguigner tout notre respect. Dans Blazzing Saddles, il éparpille par petits bouts façon puzzle, dynamite, disperse, ventile[1], avec un délice aussi savoureux qu’assumé, et, faut-il le préciser, résolument irrévérencieux, tous les commandements des Tables de la Loi westernienne. Pourtant, pour un spectateur qui serait familier des films de John Ford ou de Budd Boetticher, même distrait, les codes propres à ce genre cinématographique sont bien là : jugez plutôt. Apprenant par hasard qu’une voie ferrée allait contourner une zone de sables mouvants pour traverser la ville frontière de Rock Ridge, le procureur général de ladite bourgade, Hedley Lamarr (Harvey Korman, à gauche du photogramme), décide de tout faire pour en chasser les habitants afin de racheter les terres à bas prix dans le but de devenir l’unique propriétaire de la région. L’arrivée prochaine du train doit lui permettre de faire de juteux profits. Son homme de main Taggart (Slim Pickens, à droite) est chargé des basses besognes pour faire comprendre aux habitants que son patron va leur faire une proposition qu’ils ne pourront pas refuser. Dans le western, la construction de la voie ferrée en tant que vecteur constitutif de la conquête de l’Ouest est un thème récurrent : elle peut renvoyer ici, entre autres, à The Iron Horse (John Ford, 1924) ou Once Upon a Time in the West (Sergio Leone, 1968). De leur côté, le spéculateur véreux et son inévitable homme de main – le premier, forcément fourbe, occupant souvent une place de notable, immédiatement repérable au soin qu’il apporte à sa tenue vestimentaire, et le second plus ou moins obséquieux mais nettement plus béotien rappellent Devil’s Doorway (Anthony Mann, 1950) ou Chisum (Andrew V. McLaglen, 1970). Mais la ressemblance s’arrête là. Dans l’anti-western de Mel Brooks, la subversion des codes est la norme et leur dynamitage, la règle.   

Sur le photogramme, les deux hommes sont dans le bureau du procureur général, penchés sur une carte indiquant le trajet que va emprunter cette fameuse voie ferrée. Au mur est accroché un tableau qui matérialise toute la démarche iconoclaste de Mel Brooks. La célébration d’un mariage y est représentée, mais vue de l’arrière, tout à fait révélatrice de cette volonté de dévoiler ce que l’on ne montre pas traditionnellement dans le western[2]. Habituellement, pour analyser Mel Brooks, les exégètes évoquent pêle-mêle l’influence des Marx Brothers, de Woody Allen ou de Jerry Lewis. À ce stade, on peut aussi ajouter celle de Mack Sennett, des Three Stooges ou de Laurel et Hardy, et pourquoi pas de Lenny Bruce. Mais si les maux de tête apparaissent aussi soudainement qu’une fièvre jaune et si vous voulez vraiment aller au bout des choses, sachez que, pour votre serviteur, l’influence de Tex Avery, dont l’univers cartoonesque croise sans cesse la mise en scène de Mel Brooks, dépasse toutes les autres. À travers Lamarr et Taggart, personnages plus bêtes que méchants, le réalisateur, comme notre Tex préféré, donne à voir la même obsession de la parodie, la même accumulation de gags, souvent visuels et répétitifs, les mêmes apartés laconiques adressés au spectateur comme si l’écran n’existait pas, les mêmes anachronismes et, surtout, cette opiniâtreté toujours renouvelée à pulvériser les limites de la bienséance, voire du bon goût.  

Commençons par Taggart, joué en mode rustique par un délicieux Slim Pickens. Pour comprendre le parfait contre-emploi que son rôle implique, il faut savoir qu’il s’agit d’un acteur chevronné, indissociable du western auquel il a imposé son air revêche immédiatement reconnaissable, sa silhouette légèrement ventrue, à la démarche sautillante, les jambes arquées, comme s’il était toujours à cheval[3], son timbre de voix tonitruant et enroué. Au moment du tournage de Blazing Saddles, il a déjà cinquante-huit films à son palmarès, dont de très nombreux westerns et plusieurs chefs d’œuvres comme One-Eyed Jacks (Marlon Brando, 1961), Major Dundee (Sam Peckinpah, 1965) ou Will Penny (Tom Gries, 1967). Très lié à Sam Peckinpah justement, celui-ci lui a déjà donné, l’année précédente, son plus beau rôle dans l’élégiaque et tragique Pat Garrett and Billy the Kid (1973) : son agonie au bord d’une rivière, face à l’immensité du désert du Nouveau-Mexique, faiblement éclairé par la blancheur déclinante du soleil, est un moment empreint d’un lyrisme amer encore présent dans toutes nos rétines. Qu’il soit un soldat sudiste (Rocky Mountain, William Keighley, 1950) ou un conducteur de diligence (Stagecoach, Gordon Douglas, 1966), il est l’une des nombreuses images incarnant l’Ouest américain. Par ailleurs, il avait déjà montré toute l’étendue de son talent dans un registre nettement plus ironique – et qui préfigure Taggart - dans Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (Stanley Kubrick, 1964), où, dans un final grinçant, son Major T. J. « King » Kong chevauchait une bombe atomique sur le point de déclencher l’apocalypse nucléaire. Chez Brooks, il renverse toutes les apparences, fait tomber le décor, brise les ressorts d’un univers dont on croit maîtriser les codes. Avec son stetson posé sur un bandage en forme de bandana recouvrant son occiput, résultat d’un coup de pelle reçu traîtreusement par derrière, ses gants, ses brassards en cuir recouvrant les avant-bras, son gilet noir toujours immaculé, ses gesticulations, le doigt levé, destinées à attirer l’attention de son patron, il ne donne jamais l’impression d’être plongé dans des abîmes de réflexion philosophique, et encore moins de méditation transcendantale tendance Éric Rohmer, mais déploie une énergie désopilante à être, vis-à-vis de son patron, le plus courtisanesque possible. Dans cette entreprise de désacralisation, avec son visage ahuri, Taggart penche plus du côté du très texaverien[4] ours anthropomorphe Junior, d’une impéritie congénitale, que du côté, au hasard, de l’homme de main de Dutch Henry Brown (Stephen McNally), le bilieux « Waco » Johnny Dean (Dan Duryea) dans Winchester ‘73 (Anthony Mann, 1950).

Ce patron, le procureur général Hedley Lamarr, est donc ce spéculateur ressemblant, quant à lui, à un croisement entre Daffy Duck et Egghead. C’est plutôt embarrassant pour lui, puisque ces deux autres olibrius, une fois encore nés de l’imagination débordante de Tex Avery, forment un mélange détonnant de névrose, d’égocentrisme et d’imbécillité. Il est donc impossible, là aussi, de le confondre, en dépit des mêmes fonctions, avec les tout aussi scélérats mais néanmoins bien plus sérieux Rufus Ryker (Emile Meyer dans Shane, George Stevens, 1953) ou Coy LaHood (Richard A. Dysart dans Pale Rider, Clint Eastwood, 1985). Hedley incarne ici une variante exotique et légèrement libidineuse, destinée, dans l’esprit de ce facétieux Mel Brooks, à enrichir de manière originale cette longue lignée de malfrats que nous adorons détester. Ils ont tous, certes, le même amour de la terre – surtout celle des autres – et le même penchant retors pour embaucher des tueurs capables des pires besognes, mais Hedley se différencie des autres par un tel degré de jobardise qu’il réduit immanquablement son potentiel d’intimidation à néant. Pourtant, il cherche manifestement à donner de lui l’image la plus raffinée possible. Avec sa chemise blanche à jabot, son gilet gris dont une poche laisse entrevoir une montre à gousset, son costume de bonne facture, il se frotte déjà les mains, le pied négligemment posé sur le siège d’un fauteuil en cuir, en pensant au bon coup qu’il prépare. Pour arriver à ses fins, il ne trouve rien de mieux que de faire nommer shérif Bill (Cleavon Little), un ouvrier noir de la voie ferrée, en espérant que la supposée incapacité de celui-ci à défendre la ville va pousser les habitants particulièrement ségrégationnistes de Rock Ridge à partir. L’utilisation des stéréotypes racistes associés à la dégénérescence du bulbe rachidien du procureur permet ici à Mel Brooks d’anéantir la discrimination raciale traditionnelle du western hollywoodien, mais aussi celle qui a toujours cours aux États-Unis en 1974. Fidèle à lui-même, le réalisateur n’a pas trouvé de meilleur antidote pour affronter les tares humaines que de leur rire au nez. Enfin, avec un patronyme faisant évidemment penser à celui d’Hedy Lamarr, une actrice célèbre du Hollywood des années 1930-1940, propulsée au rang d’icône sensuelle à la suite du succès d’Extase (Gustav Machaty, 1933) et de Lady of the Tropics (Jack Conway, 1939)[5], Hedley est propulsé dans un monde de quiproquos que n’aurait pas renié Screwy Squirrell, l’écureuil fou de Tex Avery.  

À une époque où le western se renouvelle considérablement, il n’est pas courant d’évoquer le film de Mel Brooks aux côtés des The Wild Bunch (Sam Peckinpah, 1969), McCabe & Mrs. Miller (Robert Altman, 1971) ou The Missouri Breaks (Arthur Penn, 1976). Pourtant, par sa parodie insolente du western classique, il est bien un film du Nouvel Hollywood, en ce sens qu’il conteste, au même titre que ces films, le conformisme d’un genre, et ce, d’autant plus facilement que, de Out West (Roscoe Arbuckle, 1918) à Support your Local Sheriff (Burt Kennedy, 1969), l’humour a souvent été associé au western. Certains argueront qu’il s’agit ici d’œuvres plutôt mineures. Et ils n’auront pas complètement tort. N’est pas Mel Brooks qui veut! « That’s the law of the West! » comme le disait d’un ton traînant Droopy[6].

 



[1] Les amoureux des Tontons flingueurs de Georges Lautner (1963) se reconnaîtront.

[2] Maurice Yacowar, Method in Madness: The Comic Art of Mel Brooks, New York: St. Martin’s Press, 1981, p. 102.

[3] Slim Pickens a, dès l’âge de quatorze ans, pratiqué le rodéo. Pendant vingt ans, entre 1940 et 1960, il exercera cette activité pour devenir une célébrité dans le milieu. À partir de 1950, il commence une autre carrière dans le cinéma.

[4] J’emprunte ce terme utilisé par Robert Benayoun dans son livre Le mystère Tex Avery, Paris : Seuil, 1988.

[5] L’actrice n’a pas été en reste puisqu’elle a poursuivi en justice Mel Brooks pour atteinte à son nom et à sa réputation.

[6] Chien anthropomorphe texaverien, particulièrement impassible, présent dans vingt-trois dessins animés de la MGM, entre 1943 et 1958.




mardi 16 avril 2024

L'ombre et la lumière chez Anthony Mann

 


C’est en 1947 qu’Anthony Mann réalise Desperate (1947), un film noir dont il a écrit le scénario, et qui porte – à l’instar de nombreux autres films noirs comme Assurance sur la mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944), Les Mains qui tuent (Phantom Lady, Robert Siodmak, 1944), Le Dahlia bleu (The Blue Dahlia, George Marshall, 1946) ou L’Enfer de la corruption (Force of Evil, Abraham Polonsky, 1948), pour faire court - toutes les angoisses de son époque. Grâce au talent du directeur de la photographie, George E. Diskant, l’esthétique de ce long-métrage emprunte évidemment à ce qui fait la caractéristique essentielle de ce genre très connoté, saturé d’obscurité et de clair-obscur pour créer des scènes inquiétantes. Respectivement à gauche et à droite des deux photogrammes, Walt Radak (Raymond Burr) et son homme de main Reynolds (William Challee) sont deux truands qui officient, entre autres spécialités, dans le trafic de fourrures volées. La seule source d’éclairage provient d’une ampoule suspendue au plafond, qui par son balancement permet de montrer sous différents angles les mines patibulaires des malfaiteurs. Le plan fait évidemment penser à une scène identique que l’on peut voir dans Le Corbeau (Henri-Georges Clouzot, 1943), scène au cours de laquelle, dans une salle de classe vide, le docteur Rémy Germain (Pierre Fresnay) et son confrère Michel Vorzet (Pierre Larquey), dissertent sur les notions du Bien et du Mal, alors que leurs visages passent sans arrêt de l’ombre à la lumière grâce au même type d’éclairage. Mais cette esthétique menaçante est aussi le miroir de l’environnement politique, économique et social dans lequel baignent les États-Unis dans la deuxième moitié des années 40, comme si le film noir, ce genre, urbain et contemporain par excellence, était devenu le meilleur réceptacle pour exorciser les inquiétudes de cette période. En effet, en dépit de la victoire américaine sur l’Allemagne et le Japon, des réserves d’or colossales, du dollar devenu la monnaie internationale et de la prospérité globalement revenue depuis la crise des années 30, tout ne va pas pour le mieux au pays de l’Oncle Sam. Entre d’un côté, une inflation qui s’accélère en 1946 avec la fin du contrôle des prix, et de l’autre, un accroissement du chômage lié à la démobilisation de milliers de soldats, la situation est tendue. Si l’on ajoute des salaires dont la croissance est très nettement inférieure aux profits du patronat entraînant des grèves particulièrement dures dans les secteurs sidérurgiques et miniers (au cours du premier semestre 1946, trois millions de travailleurs sont en grève dans ces secteurs[1]), « une crise morale augmentée d’un sentiment de culpabilité causé par la neutralité du pays avant 1942, et la responsabilité d’avoir largué deux bombes atomiques»[2], le film noir se développe dans un climat de conscience troublée.  Chez Anthony Mann, le crime est souvent filmé en contreplongée pour mieux suggérer ce sentiment de puissance et d’effroi que dégagent les deux truands, perception encore accentuée par l’étouffement dû à l’absence de profondeur de champ. Les deux personnages semblent être littéralement sortis du néant, plus déterminés que jamais à assouvir leurs pulsions meurtrières irrépressibles.



[1] Howard Zinn dans Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours, éditions Agone, 2002, p.473.

[2] Noël Simsolo dans Le film noir, vrais et faux cauchemars, Cahiers du cinéma/essais, 2005, p.128




jeudi 28 mars 2024

Le pressentiment chez Francesco Rosi



L’ouverture de Cadavres exquis (Francesco Rosi, 1975) est saisissante autant par le lieu révélé que par l’énigme qu’elle représente. Un homme vieillissant, le procureur Varga (Charles Vanel), après avoir déambulé quelques minutes dans les catacombes des Capucins de Palerme, en Italie, se dirige à travers un long couloir vers un escalier débouchant sur le monde extérieur. Dans ce dédale de galeries dont les murs et les sols sont bordés de cadavres momifiés et de cercueils, il est à l’abri des perturbations de la ville, face au néant, face à la mort, pour contempler les crânes, les orbites vides, les bouches grandes ouvertes, déformées par des cris silencieux, les corps desséchés à la peau ridée, encore revêtus de leurs vêtements d’origine. La semi-pénombre, le silence et la solitude lui permettent manifestement de s’émanciper des repères habituels, d’oublier quelques courts instants son quotidien ou de méditer sur la vanité de l’existence, sur la vision de son futur et donc de son destin. Le regard perdu dans la contemplation muette de ces restes humains, cherchant à mieux saisir cette palpitation secrète de la mort, il semble préoccupé par sa propre finitude, par son memento mori[1].  Dans cette imagerie spectrale rappelant les peintures de Jérôme Bosch ou de Brueghel l’Ancien, et qui va probablement inspirer l’ouverture de Nosferatu, fantôme de la nuit (Werner Herzog, 1978), Varga sait bien, particulièrement dans ce lieu de recueillement et surtout à son âge, que la mort est la suprême mesure de l’homme.

Dans ce plan fixe, saisissant toute la profondeur de champ de l’image, Francesco Rosi a construit une géométrie de l’espace comme un peintre de la Renaissance aurait pu le faire avec un tableau. Le réalisateur italien utilise la perspective grâce à des lignes obliques convergentes qui orientent le regard du spectateur vers un point de fuite matérialisé par le ciel, au-delà de l’escalier, permettant de nous projeter vers l’extérieur des catacombes, comme pour fuir cet environnement infernal. Le rejet symétrique des momies et des cercueils sur les bords opposés du photogramme permet de former autant de lignes parallèles dont le tracé organise un monde dans lequel l’enfermement le dispute à une angoisse sourde et un malaise nourri par l’omniprésence de ces restes funèbres. Enfin, au centre de l’image, dans l’axe de la composition, Varga, situé entre le monde des morts et celui des vivants, se dirige vers la sortie du cimetière souterrain, indifférent cette fois-ci aux têtes baissées des momies qui semblent lui rendre un hommage par-delà la mort. Néanmoins, alors que tout invite au déséquilibre et à la tension, la verticalité des colonnes, à l’arrière-plan, donne l’impression que Varga a réussi à prendre de la hauteur par rapport à sa méditation, ouvrant une brèche dans un monde jusque-là vacillant.

Tension, ai-je dit plus haut. En mettant en scène le questionnement quasi métaphysique que Varga entretient autant avec lui-même qu’avec les momies, comme si celles-ci avaient en retour quelque chose à lui murmurer, quelque chose qu’il essayerait de saisir, Francesco Rosi tend aux Italiens un miroir cauchemardesque de leur actualité politique. Depuis L’affaire Mattei (1972) et Lucky Luciano (1973), nous savons que son cinéma est hanté par toutes les tensions contemporaines qui gangrènent l’Italie des années de plomb (1969-1980). De l’instabilité politique endémique aux  projets d’alliance entre les deux partis dominants mais ennemis, la Démocratie chrétienne et le Parti communiste, en passant par les liens occultes de l’État italien avec la Mafia, les multiples attentats, la corruption de certaines institutions comme la police ou le renseignement et les affrontements entre une extrême droite toujours attirée par les oripeaux du fascisme, face à une extrême gauche prête à faire la révolution, tous ces rapports de force délétères nourrissent un chaos et une paranoïa que Rosi saura traduire en images : le réalisateur italien reste profondément convaincu que le pouvoir, quel qu’il soit, finit toujours par être submergé par une hubris effrénée, un pouvoir d’autant plus dangereux, dit-il tout au long de Cadavres exquis, qu’il avance masqué. Si les momies traduisent une certaine forme d’immortalité en limitant la décomposition des corps, le pourrissement a, en revanche, déjà bel et bien contaminé le corps social et politique italien, pris dans un vortex dont les spirales ne cessent de s’accélérer. Sont-ce cet écheveau d’intrigues, de violence, de cynisme et cette connivence entre pouvoir légal et pouvoir illégal que le procureur Varga a touchés du doigt après avoir compris qu’« un pouvoir d’essence réactionnaire et totalitaire ne fonctionne pas en prenant appui sur des institutions démocratiques, mais en se servant de forces parallèles qui peuvent se dissimuler derrière des organismes officiels tels que la police, l’armée, les services secrets[2] » ? La suite du film le confirmera. Ce questionnement sur les dérives du pouvoir, obsessionnel chez Rosi, rappelle, à la même époque, les fictions mises en scène par les cinéastes du Nouvel Hollywood comme David Miller (Executive Action, 1973), Alan J. Pakula (The Parallax View, 1974), Francis Ford Coppola (The Conversation, 1974) ou Sydney Pollack (Three days of the Condor, 1975) ou encore celles, en France, de Costa-Gavras (Z et État de siège, 1968 et 1972) ou d’Yves Boisset (L’attentat et Le juge Fayard dit « le Shériff », 1972 et 1976). Toutes témoignent d’une menace diffuse face à des forces secrètes qui manipulent et dévoient la démocratie.

Alors que Varga s’éloigne, et qu’une version orchestrale de la Marche funèbre de Chopin, en son-off en sourdine, accompagne depuis quelques minutes ses pas, tous les signes concrets de la mort sont là. Et nous pressentons, à cet instant, qu’il n’a plus que quelques instants à vivre.

 



[1] « Souviens-toi que tu vas mourir » ou « souviens-toi que tu es en train de mourir », locution latine médiévale servant à souligner la fugacité des réalisations humaines.

[2] Jean A. Gili, Études cinématographiques : Francesco Rosi, Paris : Lettres modernes Minard, 2001, p. 77.




lundi 25 mars 2024

La démocratie menacée chez Raoul Walsh

 

Le générique de A lion is in the Streets (Raoul Walsh, 1953) ne s’embarrasse pas de circonvolutions narratives. Avec ce lion assiégeant littéralement la statue d’Abraham Lincoln, posant à plusieurs reprises ses pattes avant sur le socle du monument, et cherchant par tous les moyens à escalader cette immense marche de marbre, le réalisateur nous dit dès l’entame du film que la démocratie, matérialisée par ce Président, symbole des droits civiques et émancipateur des Noirs américains, est menacée. Par qui ? Par Hank Martin (James Cagney), un colporteur ambulant, un trublion, un bonimenteur, un homme aussi démagogue que sans scrupules, qui décide un beau jour, voyant l’impact que ses discours ont sur le public, de se lancer en politique. Avec un succès certain, puisqu’aux élections au poste de gouverneur d’un État du Sud profond (sans plus de précision dans le scénario), il arrive, en ayant préalablement truqué les élections avec l’aide d’un complice mafieux, ex-aequo avec à son adversaire. Fermement décidé à prendre le pouvoir, au besoin par la contrainte, il mobilise ses électeurs pour marcher sur le Capitole dudit État. Cela vous rappelle-t- il quelque chose ? Et bien, vous avez raison.   

Mais reprenons tout d’abord le générique. Omniprésente dans le cinéma américain, la statue d’Abraham Lincoln renvoie à la célébration des principes démocratiques qui organisent la vie politique des États-Unis. En effet, sur le mur sud du temple - que nous ne voyons pas mais qui est dans tous les esprits - est gravé le discours que Lincoln a prononcé lors de la dédicace du cimetière de Gettysburg le 19 novembre 1863 et dans laquelle est définie la démocratie américaine : « Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Débutée en 1914, cette construction monumentale, située à Washington, tout en marbre, de six mètres de haut et autant de large, à l’intérieur d’un temple dorique, le Lincoln Memorial, sera inaugurée en 1922. Si la durée du chantier a été aussi longue, c’est essentiellement en raison de la très mauvaise volonté des États du Sud voyant d’un mauvais œil la commémoration d’un homme qui avait détruit leur conception très particulière des relations humaines et sociales[1]. Au-dessus de la tête de la statue, on entrevoit la fin de l’inscription elle aussi sculptée à même le mur : « In this temple, as in the hearts of the people for whom he saved the Union, the memory of Abraham Lincoln is enshrined forever[2]. Devant ce plan, et en totale contradiction avec celui-ci, le cinéphile averti pense, bien entendu immédiatement, au jeune sénateur Jefferson Smith (James Stewart dans Monsieur Smith au Sénat/M. Smith goes to Washington, Frank Capra, 1939), un homme doté de principes et de convictions démocratiques inébranlables, en train de se recueillir devant la statue du grand homme.

Le lion est en fait triple. Hank Martin, dans un premier temps, est le double de Huey Pierce Long, un populiste élu gouverneur de la Louisiane en 1928, puis sénateur du même État en 1932, certes sincèrement attaché à améliorer les conditions de vie des plus pauvres, n’hésitant pas à affronter les magnats pétroliers, mais qui finit par être submergé par son hubris en exerçant son pouvoir de manière de plus en plus autoritaire, notamment en créant un comité chargé de censurer la presse qui lui était hostile. Il finit par être assassiné en 1935 par l’un des nombreux ennemis qu’il s’était fait au cours de sa carrière politique. Dans Les Fous du roi (All the King’s men, 1949), Robert Rossen se servira de lui pour faire de son personnage, Willie Stark (Broderick Crawford), un politicien dont la rhétorique incendiaire se confondait avec la volonté populaire[3]. Dans un deuxième temps, en 1953, Hank Martin fait encore davantage écho à un autre démagogue, beaucoup plus perverti, cynique et dangereux : le sénateur Joseph McCarthy. Au moment où sort sur les écrans A lion is in the Streets, cela fait trois ans, et ironiquement depuis le Lincoln Day (12 février 1950)[4], qu’en nouveau Torquemada, celui-ci exploite la peur du communisme en foulant aux pieds les libertés individuelles et en retournant les États-Unis contre eux-mêmes. En pleine Guerre froide, des enquêtes pour dénoncer les présumés communistes sont lancées par la Huac[5] ou le Sénat dans le milieu du cinéma, mais aussi au sein de l’école, de l’Université, des syndicats ou de la presse. Dans le collimateur de Raoul Walsh et d’un James Cagney très investi dans le projet - sans parler de son frère William à la production - mais aussi du studio Warner, très préoccupé à cette époque, par les questions politique et sociale, McCarthy, avec son mépris des libertés individuelles et des droits civiques, son intolérance idéologique et ses campagnes de diffamation a, en toute (mauvaise) conscience, vidé de sa substance le premier amendement[6] de la Constitution des États-Unis. Enfin, dans un troisième temps, et de manière vertigineusement prémonitoire, Hank Martin préfigure celui qui place la déstabilisation des institutions, la démagogie et le mensonge au pinacle : Donald Trump. Si dans la fiction le premier est stoppé alors qu’il incite la foule à se lancer à l’assaut du Capitole, le second, dans un réel nettement plus angoissant, va prolonger son action, le 6 janvier 2021, en faisant entrer ses partisans dans un autre Capitole, celui de Washington, pour invalider le processus électoral destiné à officialiser la victoire de son adversaire démocrate, Joe Biden.

Ce coup d’État avorté a bien confirmé que la dérive autoritaire a toujours été présente dans l’histoire des États-Unis. Que l’on s’appelle Huey Long, Joseph McCarthy, voire George Wallace en Alabama[7], tous peuvent être considérés comme les précurseurs d’un Donald Trump, plus que jamais déterminé à installer une « trumpocratie [8]» dans laquelle les règles démocratiques seraient soumises à ses pulsions sectaires et complotistes. Que ce dernier, dans cette liste de démagogues, se taille la part du lion en créant les conditions d’un véritable cauchemar orwellien est une donnée, mais que tous soient suivis et légitimés par des millions d’individus convaincus que la force est préférable au droit et que la démocratie est le pire des régimes, non pas à l’exclusion, mais à l’inclusion de tous les autres, ne laisse pas d’interroger. « Honest Abe[9], réveille-toi, ils sont devenus fous [10]! » Et le cinéma l’a toujours bien compris. De Gabriel over the White House (Gregory La Cava, 1933) dans lequel le Président Hammond (John Huston) dissout le Congrès pour installer un régime dictatorial, au chaos organisé par un  terrorisme d’extrême-droite dans Arlington Road (Mark Pellington, 1999) en passant par A Lion is in the Streets ou Sept Jours en mai (Seven Days in May, John Frankenheimer, 1964) mettant en scène une tentative de coup d’État fomenté par l’armée américaine, ces films montrent - même s’ils sont rares - que la dérive fasciste n’est pas impossible ici [11].  



[1] Jacques Portes dans Histoire et cinéma aux États-Unis, La Documentation photographique n 8028, la Documentation française, août 2002, p.42-43

[2] « Dans ce temple, comme dans le cœur du peuple pour qui il sauva l’Union, la mémoire d’Abraham Lincoln est préservée à jamais ».

[3] Steven Zaillian en fera un remake en 2006 sous le même titre avec Sean Penn dans le rôle de Willie Stark

[4] Célébration annuelle au cours de laquelle les Républicains organisent une collecte de fonds pour le parti.,

[5] House Un-American Activities Committee. Il s’agit d’un comité de la Chambre des Représentants des États-Unis chargé de délivrer des assignations à comparaître pour tous ceux qui étaient soupçonnés d’être communistes ou simplement progressistes, donc forcément de gauche.

[6] « Le Congrès de fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de presse ……».

[7] Gouverneur républicain de l’Alabama (1963 - 1967, 1971- 1979), farouchement hostile à la déségrégation et directement responsable de la répression des marches de Selma à Montgomery en 1965.

[8] Pour reprendre le titre du livre de David Frum, Trumpocracy, the Corruption of the American Republic. Harper Editions, 2018.

[9] Surnom donné à Abraham Lincoln.

[10] Pour paraphraser la citation, Lénine, réveille-toi, ils sont devenus fous ! que l’on a vu peinte sur les murs de Prague au moment de la répression du Printemps de Prague par les troupes du Pacte de Varsovie en 1968.

[11] D’après le livre de Sinclair Lewis It Can’t Happen Here publié en 1935 et qui raconte l’arrivée au pouvoir, aux États-Unis, d’un dictateur s’inspirant des méthodes d’Hitler. La MGM organisa dans la foulée une préproduction d’un film qui devait s’en inspirer mais qui sous des pressions diverses, ne verra jamais le jour.




dimanche 17 mars 2024

L'émancipation chez William Wyler

1

2

Dans L'Héritière (The Heiress, 1949), William Wyler met en scène, au début et à la fin du film, deux séquences parfaitement antinomiques concernant la personnalité de la fille d'un riche médecin, Catherine Sloper (Olivia de Havilland dans le rôle-titre), alors qu’elle gravit, dans les deux cas, les marches du même escalier situé dans sa vaste demeure des beaux quartiers de New York.  Si l’utilisation de la plongée, censée écraser la scène et les personnages qui s’y trouvent, s’avère cohérente dans le photogramme 1, elle trouve néanmoins sa contradiction dans le photogramme 2.

En effet, dans le photogramme 1, la mine défaite, le regard perdu dans le vide et toute de noir vêtue, Catherine monte d’un pas chancelant à l’étage, un sac dans une main, une valise dans l’autre. Elle vient de réaliser qu’elle a été dupée par Morris Townsend (Montgomery Clift), le soupirant désargenté qui lui faisait la cour depuis des mois, en espérant l’épouser pour récupérer sa dot. Naïve et romantique, elle s’était tenue prête à s’enfuir avec lui, nuitamment et clandestinement, à conquérir le monde et à s’affirmer enfin en tant que femme indépendante, loin de son père, le Dr Austin Sloper (Ralph Richardson), un être acariâtre, apitoyé sur son sort parce qu’inconsolable depuis la mort de sa femme, n’ayant jamais de mots assez durs pour dénigrer sa fille, jugée timide, sans esprit et sans charme, indigne d’évoluer au sein de la bonne bourgeoisie new-yorkaise. Catherine est l’anti-Regina Hubbard Giddens (Bette Davis dans La Vipère (Little Foxes, du même William Wyler, 1941), une prédatrice, froide et calculatrice, embrassant ses semblables pour mieux les étouffer. Rien de tout cela chez l’héritière, qui avait annoncé imprudemment à Morris qu’elle renonçait à son héritage pour le suivre librement. Mais celui-ci ne s’est pas présenté au rendez-vous fixé. Privée de sa dignité et de son honneur, meurtrie jusqu’au plus profond d’elle-même, elle porte déjà le deuil de ses espérances trahies. À l’instar du jour encore incertain à l’extérieur, le vestibule est plongé dans une semi-obscurité qui rend encore plus dramatique l’amertume et la douleur de Catherine.

Dans le photogramme 2, qui est aussi le dernier plan du film, Catherine se retrouve à la même place, mais totalement métamorphosée. La mort de son père a fait d’elle une femme riche, mais toujours célibataire. Vêtue d’une robe blanche dont l’éclat souligne son nouveau statut social, elle est désormais habitée par une détermination et des certitudes sans failles. Son visage n’exprime plus la douceur qui le caractérisait autrefois, mais un aplomb et une rage intérieure triomphants. Quelques instants plus tôt, sa domestique venait de lui annoncer que Morris, de retour de Californie, se trouvait devant l’entrée de la maison pour renouer avec elle. Restant sourde aux coups que l’homme assène de plus en plus frénétiquement contre la porte, Catherine, drapée dans une orgueilleuse solitude, monte à l’étage pour savourer une vengeance qui tient plus de l’affirmation de soi que de la sanction qu’elle inflige à son prétendant. La lumière dégagée par la lampe à pétrole qu’elle porte de la main droite, offre un repère rassurant, d’autant plus que derrière elle, le vestibule est plongé cette fois-ci dans d’épaisses ténèbres. Comme si elle laissait derrière elle un passé de soumission et d’oppression…. Comme une renaissance. 




mardi 12 mars 2024

Le cri chez Roberto Rossellini



Ce plan de Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini (1945) est particulièrement célèbre et résume, à lui seul, le propos du cinéaste : mettre à nu la tragédie que vivent, en 1944, les résistants italiens dans une Rome encore occupée par les Allemands. Une femme, Pina (Anna Magnani), tente, avec l’énergie du désespoir, de rejoindre son fiancé Francesco (Francesco Grandjacquet), pris dans une rafle et embarqué, comme des dizaines d’autres hommes, dans des camions. Alors que ces derniers viennent de démarrer vers une destination inconnue, Pina, dans une course aussi vaine qu’éperdue, hurle sa douleur, avant d’être fauchée par une rafale de mitraillette. Cette ultime tragédie, cette scène bouleversante, d’un lyrisme débridé, n’aura duré que quelques secondes. 

La caméra est située légèrement en hauteur comme si elle était à l’arrière du camion. Le plan est subjectif puisque nous voyons ce que Francesco voit. Alors que Pina court vers lui (et donc vers nous), le corps déséquilibré de la jeune femme confère à la scène un sentiment de vacillement, de vertige, que la position de la voiture derrière elle, penchée vers la gauche, ne fait qu’accentuer. Aussi déterminée que courageuse, prête à tout pour sauver l’homme qu’elle aime, elle a ce langage corporel, au bord de la rupture, incontrôlable, entre implosion et explosion, qui témoigne autant d’une déchirure intérieure que d’une rage implacable. L’image a cette vérité paroxystique de l’instant : Pina hurle, avec une intensité viscérale, son désir de retenir le temps, d’empêcher l’inéluctable, d’abolir la distance qui la sépare de Francesco, au mépris des soldats allemands, qui à cette seconde précise n’ont pas encore réagi. Son bras droit levé, et la paume de sa main orientée vers le ciel comme une supplication, témoignent du sentiment d’urgence qui l’habite. Au cours de cette fulgurance, jamais elle ne doute d’elle-même. Peut-être est-elle inconsciente du danger qu’elle court, mais qu’importe, seule compte sa volonté d’exorciser la panique mortifère qui la traverse, en parfaite résonance avec la coda funeste qui s’annonce. Après que son corps, criblé de balles, se soit effondré sur le bitume lépreux de cette rue, Pina acquiert instantanément - dans l’esprit du très catholique Roberto Rossellini - la stature d’une martyre.

Les conditions de tournage du film sont connues. La guerre n’est pas encore terminée et, si les Allemands ne sont plus à Rome à ce moment-là, les combats se poursuivent dans le nord de l’Italie. Pour cette séquence, Rossellini s’est inspiré directement de la mort de Teresa Gullace, assassinée par les Allemands dans les mêmes conditions le 3 mars 1944, comme Sergueï Eisenstein a pu reconstituer la mutinerie du Potemkine de 1905 dans Le Cuirassé Potemkine (1925). Le film est présenté au public italien en 1945 et deviendra instantanément le manifeste du néoréalisme italien. Rossellini manque de tout : rareté de la pellicule et du matériel, pénurie d’électricité, studios de Cinecittà peu ou pas accessibles. Le tournage se déroule donc dans les rues de Rome, sur les lieux mêmes de l’action, entre documentaire et fiction, entre écriture et improvisation, mais toujours avec cette volonté de se confronter au réel, de saisir le quotidien des Italiens au moment de la Libération, à l’opposé des mensonges et de la censure que le fascisme mussolinien a su imposer pendant vingt-trois années. Déjà reconnue dans son pays, Anna Magnani deviendra, grâce à Rome, ville ouverte, une icône internationale.




mercredi 28 février 2024

La métaphore chez Damiano Damiani


Sur un promontoire rocheux, à l’abri des regards, un sniper, Bill « Niño » Tate (Lou Castel), tient dans sa ligne de mire le chef de la révolution mexicaine, le général Elías (Jaime Fernández) assis, de dos, à côté de la silhouette blanche bien visible sur la terrasse couverte d’un bâtiment en adobe. Dans El Chuncho[1] (1966), le réalisateur Damiano Damiani « oswaldise » le tireur dans cette position caractéristique, en surplomb de la cible, comme John Frankenheimer l’avait fait quatre ans plus tôt avec Raymond Shaw (Laurence Harvey dans The Manchurian Candidate, 1962) visant le candidat à la présidence des États-Unis au cours d’un rassemblement politique au Madison Square Garden à New York. Bill Tate n’a pas hésité, pour infiltrer la rébellion et se rapprocher de son chef, à se joindre aux guérilleros d’El Chuncho (Gian Maria Volonté), un peon analphabète et tonitruant, mi-bandit, mi-révolutionnaire qui s’est pris d’amitié pour lui. Tout dans l’attitude de celui-là démontre que ce n’est pas la première fois qu’il perpètre ce type d’assassinat : le calme, la détermination et l’habileté diabolique au tir, puisque la victime se trouve à une très longue distance, sont les marques des tueurs professionnels qui, on le sait, sont des gens de méthode et de patience n’agissant jamais pour leur propre compte. Abattre Elías fait ainsi partie d’un contrat passé avec le gouvernement mexicain pour lequel la fin justifie les moyens. Ce souci du travail bien fait, exclusivement motivé par l’argent, que l’on devine à la hauteur de l’enjeu, s’accompagne de la préoccupation de soi, de cette volonté, à l’instar d’un autre tueur à gages, Sergei Kowalski (Franco Nero dans El mercenario, Sergio Corbucci, 1968), de s’habiller avec un soin qui détonne sous ce soleil brûlant, au milieu de ce décor semi-désertique dont l’âpreté souligne la brutalité des affrontements, mais surtout au milieu des révolutionnaires plus ou moins déguenillés qui l’entourent. Le costume trois-pièces rayé de gris, toujours impeccablement repassé, qu’il porte, suggère le fils de bonne famille, très introverti, bien éduqué et délicat, mais dont le visage angélique et la sensibilité cachent en leur sein une violence, une absence de conscience et une vénalité qui ne sont pas sans rappeler le cynisme d’autres mercenaires comme le baron von Schulenberg (Gérard Herter dans Colorado, Sergio Sollima, 1966) ou le colonel  Michel Sévigny (Marco Guglielmi dans Saludos Hombre du même Sollima, 1968). Pour une fois débarrassé de son borsalino[2], à l’instar du masque qui vient de tomber, il met calmement en joue l’infortuné général Elías[3]. À partir de ce plan, deux lectures se nourrissant l’une l’autre peuvent se faire.

La première métaphorise de manière vitriolée l’impérialisme américain dans la vie politique et économique des pays d’Amérique latine, considérée par les États-Unis depuis la doctrine Monroe[4] comme une chasse gardée, une arrière-cour réservée à leurs intérêts géostratégiques. Par son geste, « Niño » apparaît alors comme le vecteur de cette ingérence, comme l’excroissance d’une Amérique manipulatrice qui n’a jamais cessé de déstabiliser les gouvernements dont l’existence n’avait pas l’heur de plaire aux occupants de la Maison-Blanche. Le point de vue de Damiani, violemment anticolonialiste, renvoie ici directement à la mémoire de toutes les manœuvres états-uniennes, passées, présentes et à venir (et pas seulement en Amérique latine puisqu’au moment du tournage, la guerre du Vietnam fait déjà rage). Du coup d’état organisé par la CIA au Guatemala qui renversa en 1954 le gouvernement démocratiquement élu de Jacobo Árbenz, à l’occupation par l’armée américaine, d’avril 1965 à septembre 1966, de la République dominicaine, en passant par le putsch militaire au Brésil en 1964, appuyé et encouragé par l’ambassadeur américain en poste à Brasilia, la liste des incursions des États-Unis en Amérique latine est aussi longue que l’histoire de ce pays. L’exécution de Che Guevara, en octobre 1967 par l’armée bolivienne entraînée et guidée par cette même CIA donnera encore plus d’acuité au point de vue de Damiani.

La deuxième lecture anticipe de manière extraordinairement prémonitoire les « années de plomb » qui vont déchirer la société italienne, entre les attentats de la Piazza Fontana en 1969 et de la gare de Bologne en 1980.  Nous voilà donc déplacés d’un univers (la révolution mexicaine au début du 20e siècle et l’impérialisme américain) vers un autre (l’Italie qui danse en 1966 au bord d’un volcan et qui, trois ans plus tard, va basculer dans la violence politique). Dans un pays qui n’a jamais véritablement soldé son passé fasciste, les attentats, les assassinats et les enlèvements perpétrés contre l’État italien, aussi bien par le terrorisme d’extrême gauche que celui d’extrême droite, sans compter le rôle trouble joué par certaines puissances étrangères comme les États-Unis[5], vont rétrospectivement résonner comme un écho aux sous-textes d’El Chuncho : l’anti-impérialisme, le recours à la lutte armée en tant  qu’expression d’un rapport de force politique, l’inégalité des classes sociales et la dénonciation du capitalisme, la corruption des élites et de l’État. Nul doute que Damiano Damiani, comme le scénariste Franco Solinas[6] et Gian Maria Volonté, tous trois très liés au Parti communiste italien, sans oublier Lou Castel, un militant d’extrême gauche d’origine suédoise, expulsé d’Italie par ailleurs en 1972 – il trouve avec Bill Tate un délicieux contre-emploi – avaient à cœur de transposer leur vision du monde dans le contexte de la révolution mexicaine.

Mais à cet instant du film, « Niño », dans « la position du tireur couché[7] », est loin de méditer sur le sens de la vie et les enjeux de la révolution, mais plutôt sur le milliardième de seconde qui va l’amener, froidement, à appuyer sur la gâchette. Dans cette parcelle réduite du temps, alors que son regard porte aussi loin que cette terrasse ouverte aux yeux de tous, il n’a aucun doute sur la précision de son tir, puisqu’il l’a déjà accompli autant de fois que ses services ont été sollicités. Parce que son métier est de tuer pour servir les turpitudes des puissants – avec un fétichisme macabre : il utilise pour signer ses forfaits des balles en or –, il a manifestement « quelque chose à voir avec la mort[8] », celle de ses cibles bien entendu, mais aussi et surtout la sienne. Dans son amoralité vertigineuse confinant à un vide existentiel, « Niño » n’existe que par ce qu’il fait subir aux autres, pour évoluer, sans autre repère que le prochain contrat à exécuter, au milieu des décombres de son inhumanité. Ce nihilisme si prégnant dans le western made in Cinecittà révèle chez ses auteurs (les trois Sergio – Leone, Corbucci et Sollima –, Enzo G. Castellari et évidemment Damiano Damiani, pour ne citer que les plus emblématiques) une fascination pour l’effondrement du monde se sublimant dans la misanthropie et la violence.



[1] Le film de Damiani porte trois titres : Quién sabe? (titre original), El Chuncho et A Bullet for the General.

[2] Giuseppe Borsalino, un chapelier italien, a créé en 1857 le chapeau qui porte son nom – cela ne s’invente pas !

[3] Jaime Fernández ressemble à s’y méprendre à Emiliano Zapata, un des principaux acteurs de la révolution mexicaine, assassiné en avril 1919 par des troupes gouvernementales.

[4] Le 2 décembre 1823, le président James Monroe affirme le droit exclusif des États-Unis à développer à leur profit les Caraïbes et toute l’Amérique latine. Les Européens sont du même coup sommés de se retirer des affaires des Amériques.

[5] Le réseau clandestin Gladio, formé de combattants chargés de lutter contre une éventuelle invasion de l’Europe de l’Ouest par l’URSS ou une prise du pouvoir par le Parti communiste italien, a été créé sous le contrôle de la CIA et du Pentagone au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

[6] Franco Solinas a écrit pour Gillo Pontecorvo (Kapò, 1960 ; La bataille d’Alger, 1966 ; Queimada, 1969), Francesco Rosi (Salvatore Giuliano, 1962) et Joseph Losey (L’assassinat de Trotsky, 1972 ; Monsieur Klein, 1976).

[7] Pour reprendre le titre d’un célèbre roman de Jean-Patrick Manchette (Gallimard, 1981) qui raconte l’itinéraire d’un tueur à gages, Martin Terrier.

[8] Partie du dialogue que dit Cheyenne (Jason Robards) à Jill (Claudia Cardinale) à propos d’Harmonica (Charles Bronson) dans Once Upon a Time in the West (Sergio Leone, 1968).