Blue Jasmine
(2013) est le film – avec Match Point
(2005) – le plus noir et le plus misanthrope de Woody Allen. Jasmine (Cate
Blanchett, d’une vérité troublante) est une femme qui se retrouve seule après
l’arrestation de son mari (Alec Baldwin), un
homme d’affaires ayant pignon sur rue à New-York mais qui se révèle être
un escroc de grande envergure. Rejoignant sa sœur Ginger (Sally Hawkins) à San
Francisco, Jasmine tente par n’importe quel moyen de remonter la pente.
Habituée au grand luxe de l’argent facile et au milieu mondain de Manhattan, la
lente descente aux enfers du monde réel fait basculer Jasmine dans la
névrose, que Woody Allen, avec une
férocité rare, a rarement aussi bien représentée qu’ici. Elle est assise, dans
le dernier plan du film, sur un banc en
plein San Francisco. Seule, entamant un monologue incohérent, les cheveux défaits,
le regard hagard et fiévreux, elle garde encore quelques signes de sa vie
d’antan : une veste Chanel et un pantalon
noir achetés sur la Ve avenue à Manhattan. Habituée à débiter des
kilomètres de mots dans une tension verbale exponentielle, à avaler des tonnes
d’anxiolytiques accompagnés de larges rasades d’alcool, à vivre dans une bulle
délirante de plus en plus inquiétante, Jasmine finit par se taire pour ne plus
exister à cet instant. Ce silence assourdissant fait définitivement basculer
Jasmine dans un monde parallèle. L’espace
environnant – le couple attablé dans la profondeur de champ, la femme installée
à ses côtés mais qui s’en est allée, les voitures - apparaît d’autant plus
lointain que Woody Allen filme au plus près la mise à nu de son personnage.
Tous les artifices de l’apparence ont été balayés. Il ne reste plus que la
solitude tragique et l’abîme de la désespérance. Woody Allen montre une fois de
plus qu’il est amoureux de ses actrices; Mia Farrow, Diane Keaton, Dianne
Wiest, Penelope Cruz, Rebecca Hall, Scarlett Johansson, et ici Cate Blanchett
incarnent tour à tour l’idéal féminin polymorphe allenien composé d’un
savant mélange de séduction (Match Point)
d’émancipation (Annie Hall), de mante
religieuse (Vicky Cristina Barcelona)
et d’aliénation (Blue Jasmine). En ce qui concerne cette dernière, Woody Allen
s’est visiblement inspiré de Ruth Madoff, la femme du célèbre escroc Bernard
Madoff, condamné en 2009 à 150 années de prison pour avoir escroqué ses clients pour un montant
dépassant 65 milliards de dollars. Mais
Jasmine renvoie surtout à Blanche Dubois, l’aristocrate pathétique et mythomane
de la pièce de Tennessee Williams, Un
Tramway nommé Désir et incarnée au cinéma par Vivien Leigh sous la
direction d’Elia Kazan en 1951. À travers 62 ans de décalage, les deux
personnages se tendent un miroir dans lequel se réfléchissent leurs névroses et leurs fêlures enrobées des
mêmes mensonges et des mêmes dissimulations.
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