Une des caractéristiques du cinéma
de John Ford réside dans l’art de présenter des personnages secondaires hauts
en couleurs et dotés d’une existence propre. Ici, dans La Poursuite infernale (quel titre idiot ! L’original est My Darling Clementine, 1946), Granville
Thorndyke (Alan Mowbray) incarne un ange déchu, un acteur itinérant sans le
sou, récitant des vers de Shakespeare dans toutes les villes miteuses de l’Ouest
américain, pour gagner quelques verres d’alcool. Monté sur une scène improvisée
et sous la menace des frères Clanton, goguenards et plus ou moins avinés,
Thorndyke, le bras droit levé et en costume de scène, une dague dans son
fourreau sur le flanc, entame d’une voix claire, solennelle et pathétique, le
monologue d’Hamlet. L’incongruité, l’originalité et la force de la séquence
tiennent dans la distance qui s’installe à ce moment entre la noblesse de la
poésie shakespearienne et le saloon, lieu emblématique du western,
traditionnellement réservé aux beuveries en tout genre, aux bagarres et aux
parties de poker enfiévrées. Une table, des chaises, un bar sur lequel les
malfrats sont adossés ou assis, deux lampes à pétrole diffusant une lumière
transperçant une atmosphère enfumée caractérisent cet espace transformé en
scène de théatre. Mais cette distance est double, puisque les cowboys incultes qui
assistent à cette représentation n’entendent évidemment rien à l’art du natif
de Stratford-upon-Avon. Toisant avec mépris et irrévérence Thorndyke et plus
préoccupés par le vol de bétail ou le chaos installé à la force du colt, les
frères Clanton - dont on reconnaît John Ireland dans le rôle de Billy Clanton
assis sur le bar – représentent les derniers avatars d’un Ouest naturel et donc
fruste, dans lequel la violence prime sur la loi et l’ordre. C’est donc le thème essentiel du film – et de
tout le western en tant que genre -, la
culture et la civilisation face à la sauvagerie, que Ford filme ici. Mais, tout
à son monologue, Thorndyke est également le miroir et le double d’un autre ange
déchu qui traverse le film de sa silhouette impavide; Doc Holliday (Victor
Mature), ex-chirurgien en rupture de ban, suicidaire distingué (le vrai Doc
Holliday était en fait dentiste) fuyant
l’Est pour des raisons indéterminées, est le seul dans le saloon à connaître
les vers de Shakespeare, qu’il déclamera à la suite de la mémoire défaillante
de l’acteur shakespearien. Ces deux soliloques se répondent de manière poétique
et font de ces deux personnages à priori dissemblables, des frères en perdition
flamboyante. Le moment est sublime.
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