lundi 18 février 2019

Les Français chez Francis Ford Coppola




La longue séquence de la plantation française (25 minutes) ne figurait pas dans la première version d'Apocalypse Now, visible en 1979.  Francis Ford Coppola n'était pas satisfait du résultat de cette digression dans l'itinéraire du capitaine Willard (Martin Sheen à gauche sur le photogramme 2) remontant la rivière Nung à la recherche du colonel Kurtz (Marlon Brandon), en pleine guerre du Vietnam. Mais elle avait fini par recouvrir une aura mythique depuis le tournage de In Heart of Darkness : a Filmmaker's Apocalypse (1993), un documentaire sur le tournage du film, réalisé par sa femme Eleanor Coppola, et dans lequel elle parlait de cette séquence. En 2001, Francis Ford Coppola décida de la réintégrer – avec d'autres séquences éliminées - dans un nouveau montage qui donnera un film rallongé de 50 minutes : Apocalypse Now Redux. Et cette séquence est tout aussi grandiose qu'irréelle. Alors que le patrouilleur dirigé par le capitaine Willard remonte lentement et prudemment la rivière Nung, traversant un brouillard opaque qui rend la visibilité nulle, des voix menaçantes en français se font entendre. Craignant le pire, Willard et son équipage accostent le long d'un ponton en partie détruit et découvrent, alors que le brouillard se dissipe, des silhouettes fantomatiques, sorties de la jungle environnante et armées jusqu'aux dents (photogramme 1). Revêtus de l'uniforme de l'armée coloniale française, ces soldats sont des spectres et des vestiges d'une Histoire passée. Survivants tragiques de la présence française dans l'ex-Indochine et soldats déchus depuis la défaite de Dien Bien Phu, ils n'incarnent plus qu'un empire disparu qu'ils tentent de faire perdurer de manière dérisoire et pathétique. Le temps s'est figé pour eux dans cette gangue mentale et végétale. Gardiens d'une plantation d'hévéas dont le propriétaire est un ancien colon, Hubert de Marais (Christian Marquand, à droite sur le photogramme 2), ces Français marquent leur territoire, indifférents au monde extérieur, alors que le Vietnam s'est embrasé depuis des années. Plus que le fait historique improbable, cette apparition, qui a tout du rêve ou du fantasme, revêt une valeur symbolique : une armée occidentale a déjà été vaincue par le peuple vietnamien et sert de signe prémonitoire à la déroute américaine inéluctable dans cette partie du Sud-Est asiatique. Cet itinéraire partagé du désastre passé et à venir rapproche Français et Américains dans une même vaine fraternité des armes. Traversé par une dynamique de fermeture d'un monde – celui des anciens colonisateurs - face à tout ce qui peut rappeler ce qu'est devenu le Vietnam depuis 1954, ce paradis perdu vivant en autarcie absolue au beau milieu de la jungle reste de manière anachronique ce que la France a oublié depuis longtemps : un espace mythifié par l'orgueil de la geste conquérante et impérialiste du XIXe siècle. Sûr de lui et convaincu de la justesse de sa présence en Extrême-Orient, Hubert de Marais est un soldat perdu, au même titre que le capitaine Willard ou le colonel Kurtz, prisonnier de ses obsessions et de ses souvenirs. Poignant contrepoint à la sauvagerie qui encadre la séquence, cette parenthèse de la plantation autorise une respiration à Willard et ses hommes avant d'affronter l'horreur au bout du voyage.



Aucun commentaire:

Publier un commentaire