samedi 23 février 2019

L'ellipse chez Pawel Pawlikowski




Dans Cold War (Pawel Pawlikowski, 2018), un écran noir matérialisant une ellipse temporelle et géographique, sépare ces deux plans. Quittant Berlin-Est en 1952, Wictor Warski (Tomasz Kot) se retrouve en 1954 à Paris dans un club de jazz, L'Éclipse, quelque part du côté de Saint-Germain-des-Prés. Brimé dans sa créativité par le régime communiste polonais, Wiktor choisit, au cours d'une tournée en Allemagne de l'Est de la chorale polonaise qu'il dirige, de franchir le rideau de fer. À gauche du cadre, le policier français et le panneau d'avertissement sur lequel est écrit « Vous entrez dans le secteur français » sont autant de signes du franchissement de cette frontière encore perméable en 1952. Peu éclairée, cette ligne de démarcation entre Berlin-Est et Berlin-Ouest sépare deux espaces socio-politiques et économiques antagonistes dont les immeubles de part et d'autre portent encore les stigmates de la guerre. Wiktor passe ainsi des gravats et des immeubles détruits de la RDA à un immeuble de la RFA, sur sa gauche, dont les ouvertures béantes défigurant la façade montrent ce que la capitale de l'ancien Reich allemand a subi en 1945. Cependant, ce musicien en exil laisse derrière lui Zula Lichon (Joanna Kulig), un amour passionnel, profond et destructeur. Éperdument amoureux l'un de l'autre, Zula ne s'est pourtant pas rendue au rendez-vous que lui avait fixé Wiktor. Seul, et une valise à la main pour tout bagage, Wiktor s'avance vers les lumières de Berlin-Ouest à l'arrière-plan. Dans un noir et blanc royal, tout en nuances cendreuses, Pawel Pawlikowski filme une frontière matérielle qui se superpose à une frontière mentale que les deux amants ne franchiront que de manière intermittente, incapables de s'aimer durablement sans se déchirer, tout en étant dans l'impossibilité de se séparer sans voir leur vie réduite à néant. Dès son arrivée en France, Wiktor est engagé comme pianiste, compositeur et arrangeur de jazz, jouant régulièrement dans le club qui s'apparente – en plus grand – au Caveau de la Huchette, célèbre jazz-club parisien créé en 1949 (photogramme 2). Chant de révolte par excellence, le jazz ne pouvait que servir de réceptacle à l'absolu désir de liberté de Wiktor. À l'instar des musiciens noirs américains, comme Clifford Brown ou Oscar Pettiford, qui dans les années 50 fuyaient la ségrégation sévissant dans leur pays, le pianiste polonais trouve dans Paris le havre qui doit lui permettre d'acquérir cette indépendance et cette créativité qui lui ont tant fait défaut dans sa Pologne natale. Jouant au piano dos au public, il est pour la première fois sous les feux des projecteurs en tant qu'individu affranchi de toute contrainte, lui qui n'était qu'un instrument à la tête d'une chorale entièrement dédiée à la glorification de Staline et du régime communiste, et dans laquelle les artistes n'existaient que s'ils étaient alignés sur la doxa de la lutte des classes et de la grandeur du prolétariat. Pourtant malgré son passage à l'Ouest, la liberté nouvelle du musicien n'efface pas l'astre noir de l'absence de Zula éclairant sa solitude. Wiktor reste prisonnier du vide de son existence et de la musique incapable de guérir.



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