Dans The Incredible
Shrinking Man (1957), Jack Arnold met en
scène l’étrange processus de rétrécissement d’un homme, Scott Carey (Grant
Williams), après que celui-ci a été exposé à un nuage radioactif, lors d’une
journée en mer en compagnie de son épouse Louise (Randy Stuart). Dès
l’apparition des premiers symptômes et à la suite d’une série d’évènements qui
prennent chaque jour plus d’ampleur – une chemise et un pantalon devenus trop
grands, son alliance glissant de son doigt, des examens médicaux prouvant la
modification de sa structure moléculaire –, Scott finit par s’enfermer chez lui
pour se protéger du harcèlement du quartier et de la presse.
Procédant par ellipses
successives, Jack Arnold filme cette
évolution/régression cauchemardesque affectant son personnage principal avec
une très grande économie de moyens, utilisant toutes les ressources que lui
autorisent les techniques cinématographiques de l’époque, en particulier le
collage, la transparence et la surimpression d’images. Mais c’est aussi avec la
simple utilisation du décor, filmé en caméra fixe, qu’il marque les tournants
dramatiques qui ponctuent le trouble physique de Scott, comme c’est le cas dans
notre photogramme. Ici, son frère Charlie (Paul Langton) et Louise discutent
devant ce qui ressemble à un fauteuil vide mais dans lequel, dans le
contrechamp qui suivra, nous découvrirons un tout petit Scott assis. Pour le
moment, la direction de leurs regards, surtout celui de Charlie orienté vers le
bas, et leur air préoccupé ne laisse aucun doute sur sa présence derrière le
dossier. L’image permet à notre œil et à notre imagination de passer du champ à
un contrechamp un peu particulier, puisque
Scott, bien qu’invisibilisé, se trouve néanmoins dans le cadre. Prenant une
résonance particulière, ce plan joue donc sur la tension entre ce que nous
voyons et ce que nous ne voyons pas, ou du moins sur ce que nous ne voyons pas encore, une tension qui ne se résorbera que
dans quelques secondes. Mais ce n’est pas tout. En plaçant l’analyse de
l’échelle du point de vue du réalisateur, une remarque s’impose : l’angle
de prise de vue frontal et le choix du placement de la caméra derrière le
fauteuil ménagent certes le suspense, mais font encore de Charlie et de Louise,
ainsi que des meubles de la pièce – chaise, table, buffet, fauteuil – la
référence normative révélatrice de la singularité de Scott. Le plan insiste
bien sur le caractère disproportionné du monde vertigineux qui entoure le petit
homme, l’éloignant un peu plus chaque jour de ce qui faisait son quotidien.
Dans ce monde changeant inexorablement de dimensions, un simple fauteuil
devient un objet surdimensionné, une nouvelle échelle, une autre perspective où
se transforment les rapports de grandeur. Égaré dans sa propre maison où tout
devient pour lui un obstacle et un danger – le chat que caresse affectueusement
Louise ne peut que se transformer en un ennemi mortel –, il se retrouve en
totale contradiction avec ce décor domestique typique de l’American way of
life des années 1950, optimiste, matérialiste et tourné vers l’avenir. Il
ne manque que la télévision dans cette pièce à l’ordonnancement irréprochable.
Pour Scott, réduit à une dépendance infantile, ce cadre, qui faisait encore
partie il y a peu de temps de son quotidien, devient dérisoire et ne fait
qu’accélérer le dépouillement de sa normalité puisqu’il n’y trouve plus aucun
sens. En attendant d’en être définitivement expulsé, il ne peut qu’anticiper,
dans un pessimisme insondable et tragique, son effacement aux yeux tout autant
de sa famille que du monde d’avant. En ce sens, la place qu’occupe Louise dans
la partie gauche du cadre, loin du fauteuil de Scott, contribue à matérialiser
la séparation en cours des deux époux, et à préfigurer leurs futurs destins
inévitablement divergents. Scott ne peut plus être un mari et encore moins un
partenaire conjugal. Enfin, dans cette société de consommation jugeant
l’individu à l’aune de sa réussite professionnelle – Charlie vient d’annoncer à
l’ancien publicitaire qu’il ne peut plus l’aider financièrement –, il est
également dessaisi de son existence sociale, ajoutant ainsi au sentiment
d’humiliation une déliquescence matérielle. Tout ce plan s’inscrit donc dans
cette idée de perte, de désir brisé, de masculinité devenue obsolète et de
déclassement.
En rapetissant, Scott vient
de franchir ici un nouveau seuil dans sa lente mais implacable trajectoire biologique inversée. « La
spécificité de Scott Carey est qu’il n’est pas un savant fou qui a créé les
conditions de sa mutation, en tentant Dieu par une expérience[1] » : il n’est ni
le Dr. Jekyll submergé par Mr. Hyde, son double maléfique, ni le savant André
Delambre transformé en mouche[2], ni le Dr. Donald Blake
métamorphosé en primate humanoïde[3]. Il n’est pas davantage le
jouet des expériences d’un apprenti sorcier comme les êtres humains réduits par
le chimiste Marcel[4]
ou les membres d’une équipe de biologistes miniaturisés par le Dr. Thorkel[5] dans son laboratoire perdu
au fond de la jungle péruvienne. Il est tout au contraire un homme ordinaire,
plongé à la suite d’une exposition à des radiations nucléaires – Jack Arnold
capture la paranoïa de la déflagration atomique
régnant dans les États-Unis de la Guerre froide – dans une indicible
solitude qui voit ses perspectives, son mariage et son quotidien se dérober
sous ses pieds, un homme hanté par un tragique compte à rebours destiné à le
faire disparaître ou plutôt à le faire entrer – la suite de son odyssée le
confirmera –, au-delà de la perception visible, au-delà même du domaine de la
matière, dans un espace-temps qui tient autant de la quête de soi que des
confins de l’imaginaire.
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