samedi 3 août 2024

L'art de la suggestion chez Jack Arnold


Dans The Incredible Shrinking Man (1957), Jack Arnold met en scène l’étrange processus de rétrécissement d’un homme, Scott Carey (Grant Williams), après que celui-ci a été exposé à un nuage radioactif, lors d’une journée en mer en compagnie de son épouse Louise (Randy Stuart). Dès l’apparition des premiers symptômes et à la suite d’une série d’évènements qui prennent chaque jour plus d’ampleur – une chemise et un pantalon devenus trop grands, son alliance glissant de son doigt, des examens médicaux prouvant la modification de sa structure moléculaire –, Scott finit par s’enfermer chez lui pour se protéger du harcèlement du quartier et de la presse.

Procédant par ellipses successives, Jack Arnold filme cette évolution/régression cauchemardesque affectant son personnage principal avec une très grande économie de moyens, utilisant toutes les ressources que lui autorisent les techniques cinématographiques de l’époque, en particulier le collage, la transparence et la surimpression d’images. Mais c’est aussi avec la simple utilisation du décor, filmé en caméra fixe, qu’il marque les tournants dramatiques qui ponctuent le trouble physique de Scott, comme c’est le cas dans notre photogramme. Ici, son frère Charlie (Paul Langton) et Louise discutent devant ce qui ressemble à un fauteuil vide mais dans lequel, dans le contrechamp qui suivra, nous découvrirons un tout petit Scott assis. Pour le moment, la direction de leurs regards, surtout celui de Charlie orienté vers le bas, et leur air préoccupé ne laisse aucun doute sur sa présence derrière le dossier. L’image permet à notre œil et à notre imagination de passer du champ à un contrechamp un peu particulier, puisque Scott, bien qu’invisibilisé, se trouve néanmoins dans le cadre. Prenant une résonance particulière, ce plan joue donc sur la tension entre ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas, ou du moins sur ce que nous ne voyons pas encore, une tension qui ne se résorbera que dans quelques secondes. Mais ce n’est pas tout. En plaçant l’analyse de l’échelle du point de vue du réalisateur, une remarque s’impose : l’angle de prise de vue frontal et le choix du placement de la caméra derrière le fauteuil ménagent certes le suspense, mais font encore de Charlie et de Louise, ainsi que des meubles de la pièce – chaise, table, buffet, fauteuil – la référence normative révélatrice de la singularité de Scott. Le plan insiste bien sur le caractère disproportionné du monde vertigineux qui entoure le petit homme, l’éloignant un peu plus chaque jour de ce qui faisait son quotidien. Dans ce monde changeant inexorablement de dimensions, un simple fauteuil devient un objet surdimensionné, une nouvelle échelle, une autre perspective où se transforment les rapports de grandeur. Égaré dans sa propre maison où tout devient pour lui un obstacle et un danger – le chat que caresse affectueusement Louise ne peut que se transformer en un ennemi mortel –, il se retrouve en totale contradiction avec ce décor domestique typique de l’American way of life des années 1950, optimiste, matérialiste et tourné vers l’avenir. Il ne manque que la télévision dans cette pièce à l’ordonnancement irréprochable. Pour Scott, réduit à une dépendance infantile, ce cadre, qui faisait encore partie il y a peu de temps de son quotidien, devient dérisoire et ne fait qu’accélérer le dépouillement de sa normalité puisqu’il n’y trouve plus aucun sens. En attendant d’en être définitivement expulsé, il ne peut qu’anticiper, dans un pessimisme insondable et tragique, son effacement aux yeux tout autant de sa famille que du monde d’avant. En ce sens, la place qu’occupe Louise dans la partie gauche du cadre, loin du fauteuil de Scott, contribue à matérialiser la séparation en cours des deux époux, et à préfigurer leurs futurs destins inévitablement divergents. Scott ne peut plus être un mari et encore moins un partenaire conjugal. Enfin, dans cette société de consommation jugeant l’individu à l’aune de sa réussite professionnelle – Charlie vient d’annoncer à l’ancien publicitaire qu’il ne peut plus l’aider financièrement –, il est également dessaisi de son existence sociale, ajoutant ainsi au sentiment d’humiliation une déliquescence matérielle. Tout ce plan s’inscrit donc dans cette idée de perte, de désir brisé, de masculinité devenue obsolète et de déclassement. 

En rapetissant, Scott vient de franchir ici un nouveau seuil dans sa lente mais implacable trajectoire biologique inversée. « La spécificité de Scott Carey est qu’il n’est pas un savant fou qui a créé les conditions de sa mutation, en tentant Dieu par une expérience[1] » : il n’est ni le Dr. Jekyll submergé par Mr. Hyde, son double maléfique, ni le savant André Delambre transformé en mouche[2], ni le Dr. Donald Blake métamorphosé en primate humanoïde[3]. Il n’est pas davantage le jouet des expériences d’un apprenti sorcier comme les êtres humains réduits par le chimiste Marcel[4] ou les membres d’une équipe de biologistes miniaturisés par le Dr. Thorkel[5] dans son laboratoire perdu au fond de la jungle péruvienne. Il est tout au contraire un homme ordinaire, plongé à la suite d’une exposition à des radiations nucléaires – Jack Arnold capture la paranoïa de la déflagration atomique  régnant dans les États-Unis de la Guerre froide – dans une indicible solitude qui voit ses perspectives, son mariage et son quotidien se dérober sous ses pieds, un homme hanté par un tragique compte à rebours destiné à le faire disparaître ou plutôt à le faire entrer – la suite de son odyssée le confirmera –, au-delà de la perception visible, au-delà même du domaine de la matière, dans un espace-temps qui tient autant de la quête de soi que des confins de l’imaginaire.

 



[1] Michel Chion, Les films de science-fiction, Cahiers du cinéma, 2008, p. 156.

[2] The Fly de Kurt Neumann, 1958.

[3] Monster on the Campus de Jack Arnold, 1958.

[4] The Devil-Doll de Tod Browning, 1936.

[5] Dr. Cyclops de Ernest B. Schoedsack, 1940.




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