samedi 31 août 2024

Le corps et la conscience chez Jonathan Glazer



« Tout près du camp, le commandant a sa villa, où sa femme contribue à entretenir une vie familiale, et quelquefois mondaine, comme dans n’importe quelle autre garnison. Peut-être seulement s’y ennuie-t-elle un peu plus : la guerre ne veut pas finir ». Ces phrases extraites du texte inoubliable rédigé par Jean Cayrol et narrées en voix off par Michel Bouquet dans Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1955) renvoient, comme un écho mortifère traversant les décennies, au film La Zone d’intérêt (The Zone of Interest, Jonathan Glazer,2023) mettant en scène une famille nazie vaquant à ses activités quotidiennes dans une maison champêtre située à la périphérie d’Auschwitz-Birkenau, et dont le père n’est autre que Rudolph Hoess (Christian Friedel), le commandant de ce camp de concentration et d’extermination.

Cela fait maintenant quelques années que cet homme est entré dans la nuit et l’ignominie, particulièrement depuis qu’il est devenu commandant d’Auschwitz-Birkenau le 1er mai 1940. Cette promotion ne relève en rien du hasard, puisqu’il était manifestement prédestiné à ce poste. Nazi convaincu et assumé depuis 1922, arrêté et incarcéré en 1924 pour le meurtre d’un militant communiste, entré dans la SS en 1934, d’une obéissance confinant à la servilité vis-à vis de sa hiérarchie, Hoess a été repéré par Himmler pour organiser méthodiquement et scientifiquement l’extermination de millions de déportés dans un camp qui résume à lui seul l’abîme totalitaire et génocidaire.

 Avec tout le naturel et le détachement qui conviennent à un tortionnaire zélé, sans état d’âme, ni conscience, d’une banalité consternante, ce gardien de la pureté de la race pense pourtant agir en homme moral puisqu’il faut à n’importe quel prix protéger la communauté allemande de tous les corps étrangers, juifs, slaves, homosexuels, tziganes, qui la menacent. De passage à Berlin, après une longue journée de réunions, il vient de quitter son bureau pour descendre les marches de l’escalier d’un bâtiment gouvernemental vide, plongé dans une semi-obscurité. Soudain, et à plusieurs reprises, il s’arrête, se courbe en avant, pris de violents haut-le-cœur, saisi d’une irrépressible envie de vomir qu’il ne parvient pas à maîtriser. Au contraire de son esprit verrouillé, incapable d’éprouver la moindre émotion, la moindre culpabilité, ses organes viciés, eux, soulignent l’abjection de sa fonction dans le déroulement de l’Holocauste. Quand le malaise devient insurmontable, quand l’horreur enfouie au plus profond de sa chair cherche son chemin, le corps de Hoess dégurgite une bile dont les traces maculent le sol et les marches de l’escalier. Il vomit parce que son estomac ne supporte plus les ondes de choc résultant du meurtre de masse, des cris de terreur de celles et ceux qui entrent dans les chambres à gaz, des odeurs de la chair et des cheveux qui brûlent. Ne serait-ce que pour quelques instants, Hoess, le monstre bureaucratique, l’employé modèle d’une usine de la mort, doit lutter contre le vertige métaphysique du néant. Ce n’est même plus un compromis entre l’âme et le corps, mais une dichotomie nette, tranchée, entre une conscience sans conscience et la normalité d’un organisme qui réagit aux agressions extérieures.  Quand la moralité a sombré depuis longtemps dans les abîmes de la dégénérescence de l’âme, seul ces déjections expriment la violence des crimes abjects que cet être médiocre a perpétrés. 

Filmer la Shoah a toujours été une gageure pour les cinéastes. Comment montrer le cœur de l’enfer, de l’Holocauste, sans tomber dans le voyeurisme ou la complaisance ? Gillo Pontecorvo s’était attiré jadis les foudres de certains critiques français comme Jacques Rivette[1] ou Jean-Luc Godard à la suite de son travelling dirigé vers le cadavre d’une déportée accrochée à des barbelés d’un camp de concentration (Kapo, 1961). De la même façon, Steven Spielberg s’était vu reprocher par un autre critique, Louis Skorecki[2], de transformer l’Holocauste en spectacle, particulièrement avec la scène de la douche à Auschwitz (Schindler’s List, 1993). Depuis 1985, Claude Lanzmann avec Shoah ne cesse de dire, avec ses neuf heures de projection constituées exclusivement de témoignages recueillis quarante ans plus tard, que seule cette manière de filmer prévaut pour éviter toute reconstitution et toute dramatisation forcément factice. Laszlo Nemes, dans Le Fils de Saul (2015) avait pourtant contredit avec force cet oukaze maintes fois renouvelé en mettant en scène, au plus près, le membre d’un Sonderkommando chargé d’accueillir les déportés, de les pousser à se déshabiller, avant de les accompagner vers la chambre à gaz, puis, une fois les portes refermées, de récupérer leurs effets personnels avant de sortir les cadavres, le gaz ayant fait son œuvre de mort, pour les envoyer dans les fours crématoires. Rien ne se voit, ou à peine, mais tout s’entend dans ce cauchemar hurlant. Avec son film, Jonathan Glazer montre, à son tour, qu’il est encore possible, en rejetant toute l’horreur concentrationnaire au-delà du mur qui ceinture la maison familiale, de filmer autrement la Shoah.

 


[1] De l’abjection de Jacques Rivette, Les Cahiers du cinéma, numéro 120, juin 1961.

[2] La Liste de Schindler de Louis Skorecki, Libération, 5 juin 1999.




samedi 3 août 2024

L'art de la suggestion chez Jack Arnold


Dans The Incredible Shrinking Man (1957), Jack Arnold met en scène l’étrange processus de rétrécissement d’un homme, Scott Carey (Grant Williams), après que celui-ci a été exposé à un nuage radioactif, lors d’une journée en mer en compagnie de son épouse Louise (Randy Stuart). Dès l’apparition des premiers symptômes et à la suite d’une série d’évènements qui prennent chaque jour plus d’ampleur – une chemise et un pantalon devenus trop grands, son alliance glissant de son doigt, des examens médicaux prouvant la modification de sa structure moléculaire –, Scott finit par s’enfermer chez lui pour se protéger du harcèlement du quartier et de la presse.

Procédant par ellipses successives, Jack Arnold filme cette évolution/régression cauchemardesque affectant son personnage principal avec une très grande économie de moyens, utilisant toutes les ressources que lui autorisent les techniques cinématographiques de l’époque, en particulier le collage, la transparence et la surimpression d’images. Mais c’est aussi avec la simple utilisation du décor, filmé en caméra fixe, qu’il marque les tournants dramatiques qui ponctuent le trouble physique de Scott, comme c’est le cas dans notre photogramme. Ici, son frère Charlie (Paul Langton) et Louise discutent devant ce qui ressemble à un fauteuil vide mais dans lequel, dans le contrechamp qui suivra, nous découvrirons un tout petit Scott assis. Pour le moment, la direction de leurs regards, surtout celui de Charlie orienté vers le bas, et leur air préoccupé ne laisse aucun doute sur sa présence derrière le dossier. L’image permet à notre œil et à notre imagination de passer du champ à un contrechamp un peu particulier, puisque Scott, bien qu’invisibilisé, se trouve néanmoins dans le cadre. Prenant une résonance particulière, ce plan joue donc sur la tension entre ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas, ou du moins sur ce que nous ne voyons pas encore, une tension qui ne se résorbera que dans quelques secondes. Mais ce n’est pas tout. En plaçant l’analyse de l’échelle du point de vue du réalisateur, une remarque s’impose : l’angle de prise de vue frontal et le choix du placement de la caméra derrière le fauteuil ménagent certes le suspense, mais font encore de Charlie et de Louise, ainsi que des meubles de la pièce – chaise, table, buffet, fauteuil – la référence normative révélatrice de la singularité de Scott. Le plan insiste bien sur le caractère disproportionné du monde vertigineux qui entoure le petit homme, l’éloignant un peu plus chaque jour de ce qui faisait son quotidien. Dans ce monde changeant inexorablement de dimensions, un simple fauteuil devient un objet surdimensionné, une nouvelle échelle, une autre perspective où se transforment les rapports de grandeur. Égaré dans sa propre maison où tout devient pour lui un obstacle et un danger – le chat que caresse affectueusement Louise ne peut que se transformer en un ennemi mortel –, il se retrouve en totale contradiction avec ce décor domestique typique de l’American way of life des années 1950, optimiste, matérialiste et tourné vers l’avenir. Il ne manque que la télévision dans cette pièce à l’ordonnancement irréprochable. Pour Scott, réduit à une dépendance infantile, ce cadre, qui faisait encore partie il y a peu de temps de son quotidien, devient dérisoire et ne fait qu’accélérer le dépouillement de sa normalité puisqu’il n’y trouve plus aucun sens. En attendant d’en être définitivement expulsé, il ne peut qu’anticiper, dans un pessimisme insondable et tragique, son effacement aux yeux tout autant de sa famille que du monde d’avant. En ce sens, la place qu’occupe Louise dans la partie gauche du cadre, loin du fauteuil de Scott, contribue à matérialiser la séparation en cours des deux époux, et à préfigurer leurs futurs destins inévitablement divergents. Scott ne peut plus être un mari et encore moins un partenaire conjugal. Enfin, dans cette société de consommation jugeant l’individu à l’aune de sa réussite professionnelle – Charlie vient d’annoncer à l’ancien publicitaire qu’il ne peut plus l’aider financièrement –, il est également dessaisi de son existence sociale, ajoutant ainsi au sentiment d’humiliation une déliquescence matérielle. Tout ce plan s’inscrit donc dans cette idée de perte, de désir brisé, de masculinité devenue obsolète et de déclassement. 

En rapetissant, Scott vient de franchir ici un nouveau seuil dans sa lente mais implacable trajectoire biologique inversée. « La spécificité de Scott Carey est qu’il n’est pas un savant fou qui a créé les conditions de sa mutation, en tentant Dieu par une expérience[1] » : il n’est ni le Dr. Jekyll submergé par Mr. Hyde, son double maléfique, ni le savant André Delambre transformé en mouche[2], ni le Dr. Donald Blake métamorphosé en primate humanoïde[3]. Il n’est pas davantage le jouet des expériences d’un apprenti sorcier comme les êtres humains réduits par le chimiste Marcel[4] ou les membres d’une équipe de biologistes miniaturisés par le Dr. Thorkel[5] dans son laboratoire perdu au fond de la jungle péruvienne. Il est tout au contraire un homme ordinaire, plongé à la suite d’une exposition à des radiations nucléaires – Jack Arnold capture la paranoïa de la déflagration atomique  régnant dans les États-Unis de la Guerre froide – dans une indicible solitude qui voit ses perspectives, son mariage et son quotidien se dérober sous ses pieds, un homme hanté par un tragique compte à rebours destiné à le faire disparaître ou plutôt à le faire entrer – la suite de son odyssée le confirmera –, au-delà de la perception visible, au-delà même du domaine de la matière, dans un espace-temps qui tient autant de la quête de soi que des confins de l’imaginaire.

 



[1] Michel Chion, Les films de science-fiction, Cahiers du cinéma, 2008, p. 156.

[2] The Fly de Kurt Neumann, 1958.

[3] Monster on the Campus de Jack Arnold, 1958.

[4] The Devil-Doll de Tod Browning, 1936.

[5] Dr. Cyclops de Ernest B. Schoedsack, 1940.