mercredi 28 février 2024

La métaphore chez Damiano Damiani


Sur un promontoire rocheux, à l’abri des regards, un sniper, Bill « Niño » Tate (Lou Castel), tient dans sa ligne de mire le chef de la révolution mexicaine, le général Elías (Jaime Fernández) assis, de dos, à côté de la silhouette blanche bien visible sur la terrasse couverte d’un bâtiment en adobe. Dans El Chuncho[1] (1966), le réalisateur Damiano Damiani « oswaldise » le tireur dans cette position caractéristique, en surplomb de la cible, comme John Frankenheimer l’avait fait quatre ans plus tôt avec Raymond Shaw (Laurence Harvey dans The Manchurian Candidate, 1962) visant le candidat à la présidence des États-Unis au cours d’un rassemblement politique au Madison Square Garden à New York. Bill Tate n’a pas hésité, pour infiltrer la rébellion et se rapprocher de son chef, à se joindre aux guérilleros d’El Chuncho (Gian Maria Volonté), un peon analphabète et tonitruant, mi-bandit, mi-révolutionnaire qui s’est pris d’amitié pour lui. Tout dans l’attitude de celui-là démontre que ce n’est pas la première fois qu’il perpètre ce type d’assassinat : le calme, la détermination et l’habileté diabolique au tir, puisque la victime se trouve à une très longue distance, sont les marques des tueurs professionnels qui, on le sait, sont des gens de méthode et de patience n’agissant jamais pour leur propre compte. Abattre Elías fait ainsi partie d’un contrat passé avec le gouvernement mexicain pour lequel la fin justifie les moyens. Ce souci du travail bien fait, exclusivement motivé par l’argent, que l’on devine à la hauteur de l’enjeu, s’accompagne de la préoccupation de soi, de cette volonté, à l’instar d’un autre tueur à gages, Sergei Kowalski (Franco Nero dans El mercenario, Sergio Corbucci, 1968), de s’habiller avec un soin qui détonne sous ce soleil brûlant, au milieu de ce décor semi-désertique dont l’âpreté souligne la brutalité des affrontements, mais surtout au milieu des révolutionnaires plus ou moins déguenillés qui l’entourent. Le costume trois-pièces rayé de gris, toujours impeccablement repassé, qu’il porte, suggère le fils de bonne famille, très introverti, bien éduqué et délicat, mais dont le visage angélique et la sensibilité cachent en leur sein une violence, une absence de conscience et une vénalité qui ne sont pas sans rappeler le cynisme d’autres mercenaires comme le baron von Schulenberg (Gérard Herter dans Colorado, Sergio Sollima, 1966) ou le colonel  Michel Sévigny (Marco Guglielmi dans Saludos Hombre du même Sollima, 1968). Pour une fois débarrassé de son borsalino[2], à l’instar du masque qui vient de tomber, il met calmement en joue l’infortuné général Elías[3]. À partir de ce plan, deux lectures se nourrissant l’une l’autre peuvent se faire.

La première métaphorise de manière vitriolée l’impérialisme américain dans la vie politique et économique des pays d’Amérique latine, considérée par les États-Unis depuis la doctrine Monroe[4] comme une chasse gardée, une arrière-cour réservée à leurs intérêts géostratégiques. Par son geste, « Niño » apparaît alors comme le vecteur de cette ingérence, comme l’excroissance d’une Amérique manipulatrice qui n’a jamais cessé de déstabiliser les gouvernements dont l’existence n’avait pas l’heur de plaire aux occupants de la Maison-Blanche. Le point de vue de Damiani, violemment anticolonialiste, renvoie ici directement à la mémoire de toutes les manœuvres états-uniennes, passées, présentes et à venir (et pas seulement en Amérique latine puisqu’au moment du tournage, la guerre du Vietnam fait déjà rage). Du coup d’état organisé par la CIA au Guatemala qui renversa en 1954 le gouvernement démocratiquement élu de Jacobo Árbenz, à l’occupation par l’armée américaine, d’avril 1965 à septembre 1966, de la République dominicaine, en passant par le putsch militaire au Brésil en 1964, appuyé et encouragé par l’ambassadeur américain en poste à Brasilia, la liste des incursions des États-Unis en Amérique latine est aussi longue que l’histoire de ce pays. L’exécution de Che Guevara, en octobre 1967 par l’armée bolivienne entraînée et guidée par cette même CIA donnera encore plus d’acuité au point de vue de Damiani.

La deuxième lecture anticipe de manière extraordinairement prémonitoire les « années de plomb » qui vont déchirer la société italienne, entre les attentats de la Piazza Fontana en 1969 et de la gare de Bologne en 1980.  Nous voilà donc déplacés d’un univers (la révolution mexicaine au début du 20e siècle et l’impérialisme américain) vers un autre (l’Italie qui danse en 1966 au bord d’un volcan et qui, trois ans plus tard, va basculer dans la violence politique). Dans un pays qui n’a jamais véritablement soldé son passé fasciste, les attentats, les assassinats et les enlèvements perpétrés contre l’État italien, aussi bien par le terrorisme d’extrême gauche que celui d’extrême droite, sans compter le rôle trouble joué par certaines puissances étrangères comme les États-Unis[5], vont rétrospectivement résonner comme un écho aux sous-textes d’El Chuncho : l’anti-impérialisme, le recours à la lutte armée en tant  qu’expression d’un rapport de force politique, l’inégalité des classes sociales et la dénonciation du capitalisme, la corruption des élites et de l’État. Nul doute que Damiano Damiani, comme le scénariste Franco Solinas[6] et Gian Maria Volonté, tous trois très liés au Parti communiste italien, sans oublier Lou Castel, un militant d’extrême gauche d’origine suédoise, expulsé d’Italie par ailleurs en 1972 – il trouve avec Bill Tate un délicieux contre-emploi – avaient à cœur de transposer leur vision du monde dans le contexte de la révolution mexicaine.

Mais à cet instant du film, « Niño », dans « la position du tireur couché[7] », est loin de méditer sur le sens de la vie et les enjeux de la révolution, mais plutôt sur le milliardième de seconde qui va l’amener, froidement, à appuyer sur la gâchette. Dans cette parcelle réduite du temps, alors que son regard porte aussi loin que cette terrasse ouverte aux yeux de tous, il n’a aucun doute sur la précision de son tir, puisqu’il l’a déjà accompli autant de fois que ses services ont été sollicités. Parce que son métier est de tuer pour servir les turpitudes des puissants – avec un fétichisme macabre : il utilise pour signer ses forfaits des balles en or –, il a manifestement « quelque chose à voir avec la mort[8] », celle de ses cibles bien entendu, mais aussi et surtout la sienne. Dans son amoralité vertigineuse confinant à un vide existentiel, « Niño » n’existe que par ce qu’il fait subir aux autres, pour évoluer, sans autre repère que le prochain contrat à exécuter, au milieu des décombres de son inhumanité. Ce nihilisme si prégnant dans le western made in Cinecittà révèle chez ses auteurs (les trois Sergio – Leone, Corbucci et Sollima –, Enzo G. Castellari et évidemment Damiano Damiani, pour ne citer que les plus emblématiques) une fascination pour l’effondrement du monde se sublimant dans la misanthropie et la violence.



[1] Le film de Damiani porte trois titres : Quién sabe? (titre original), El Chuncho et A Bullet for the General.

[2] Giuseppe Borsalino, un chapelier italien, a créé en 1857 le chapeau qui porte son nom – cela ne s’invente pas !

[3] Jaime Fernández ressemble à s’y méprendre à Emiliano Zapata, un des principaux acteurs de la révolution mexicaine, assassiné en avril 1919 par des troupes gouvernementales.

[4] Le 2 décembre 1823, le président James Monroe affirme le droit exclusif des États-Unis à développer à leur profit les Caraïbes et toute l’Amérique latine. Les Européens sont du même coup sommés de se retirer des affaires des Amériques.

[5] Le réseau clandestin Gladio, formé de combattants chargés de lutter contre une éventuelle invasion de l’Europe de l’Ouest par l’URSS ou une prise du pouvoir par le Parti communiste italien, a été créé sous le contrôle de la CIA et du Pentagone au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

[6] Franco Solinas a écrit pour Gillo Pontecorvo (Kapò, 1960 ; La bataille d’Alger, 1966 ; Queimada, 1969), Francesco Rosi (Salvatore Giuliano, 1962) et Joseph Losey (L’assassinat de Trotsky, 1972 ; Monsieur Klein, 1976).

[7] Pour reprendre le titre d’un célèbre roman de Jean-Patrick Manchette (Gallimard, 1981) qui raconte l’itinéraire d’un tueur à gages, Martin Terrier.

[8] Partie du dialogue que dit Cheyenne (Jason Robards) à Jill (Claudia Cardinale) à propos d’Harmonica (Charles Bronson) dans Once Upon a Time in the West (Sergio Leone, 1968).



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