Dans l’atmosphère même de cet endroit semble flotter quelque chose d’insolite, d’insaisissable, quelque chose d’irréel et de lugubre, que seuls les rêves ou les cauchemars peuvent générer. À l’instar des vagues d’un océan déchaîné, les arbres sombres aux contours flous se meuvent comme s’ils étaient animés d’une vie étrange, poussés par une force invisible et oppressante. Ils oscillent, ploient, se redressent telles des entités vivantes. Il n’y a plus qu’un enchevêtrement inextricable de troncs, de ramures et de frondaisons, un chaos boisé en mouvement, avançant lentement mais inexorablement, avec cette impression qu’une menace insidieuse est à l’œuvre. Accompagnant cette masse cendrée, une brume, tel un suaire étouffant, noie les arbres, s’élève en volutes abondantes pour mieux obscurcir le lointain et le ciel. L’air, pur et vif, semble vibrer de ce mystère et sur tout le paysage le mugissement étouffé d’un vent glacial qui mord et transperce se fait entendre. L’espace de quelques instants, dans la lumière manquante, la forêt, semblant s’étirer à l’infini, n’est plus qu’une toile vierge offerte à l’imagination, à une sensation proche du pur vertige. Cette image est l’expression purement visuelle et anxiogène d’un envoûtement qui nous empêche de voir ce qu’il y a au-delà des limites de la perception.
Et le voile finit par se déchirer. Dans ce plan du Château de l’araignée (Akira Kurosawa, 1957), nulle hallucination puisque tout n’est qu’illusion et simulacre. Derrière ce mur végétal se dissimulent des soldats utilisant des arbres coupés pour mieux cacher leur avancée, leurs armes et leur nombre. Cette armée / forêt se dirige vers la forteresse de l’usurpateur Taketoki Washizu (Toshiro Mifune), un seigneur de guerre parvenu au pouvoir, non par la descendance, mais par la trahison et le meurtre. Chez Kurosawa, la forêt et les paysages mais aussi les éléments météorologiques comme la brume (La forteresse cachée,1958 et Yojimbo, 1961), la chaleur suffocante (Un chien enragé, 1949), la pluie diluvienne (Rashomon, 1950 et Les sept samouraïs, 1954), le froid (Dersou Ouzala, 1975) ou le vent (Un merveilleux dimanche, 1947 et Ran, 1985) servent à exacerber les rapports entre les êtres humains, à matérialiser leur inconscient et leurs failles intérieures, tout en dissimulant les forces implacables qui orientent leur destin. Dans le plan, la brume, ce véritable leitmotiv structurant la mise en scène de Kurosawa, s’immisce partout en donnant l’impression qu’elle ingère toute la forêt. Par sa nature même, elle désoriente, déstabilise, implique une perte de repères, un rétrécissement du champ du visible. Quoi de plus mystérieux que ces fines gouttelettes d’eau transformées en structure mutante, volatile, contenant en leur sein d’étranges secrets ? Plus la brume se rapproche et moins il y a d’espace, même s’il reste toujours l’espoir qu’elle finira inévitablement par se lever, balayée par le vent comme un mauvais rêve. Et la forêt n’est pas en reste. Toujours menaçante, lieu de toutes les fantasmagories et de toutes les prophéties puisque les esprits y vivent, elle est une force primitive que l’homme, en dépit de sa vanité, ne peut ni contrôler, ni dominer. Le malaise provoqué par cette perception définit l’espace forestier dans lequel Kurosawa va faire évoluer ses personnages. Dès le début du film, le cinéaste l’avait déjà révélé, autant comme un milieu étouffant aux dimensions illimitées qu’un territoire hostile, fantastique, leurrant ceux qui le traversent. Les premières séquences donnaient à voir les branches des arbres, tordues et tentaculaires, si entrelacées qu’elles s’apparentaient aux fils d’une toile d’araignée. Parée, comme la brume, de tous les mystères, abritant en son sein des forces surnaturelles, pourquoi en effet, nous dit Kurosawa, une forêt ne pourrait-elle pas se mettre en mouvement ? Washizu, tel un aveugle marchant vers l’abîme, n’avait-il pas rencontré à deux reprises un esprit des bois lui annonçant qu’il deviendrait d’abord le seigneur du château puis qu’aucun rival ne saurait le renverser tant que la forêt ne se mettrait pas en marche vers la forteresse ?
Cette séquence – comme tout
le film – renvoie au Macbeth de Shakespeare dont Kurosawa transpose la
structure narrative dans le contexte du Japon du 16e siècle. « Comme j’étais
de garde en haut de colline / Je regardai Birnam, et soudain, je crus voir / Le
bois se mettre en branle » dit le messager à Macbeth [1]. Dans le drame élisabéthain,
trois sorcières avaient poussé ce général dévoré par une ambition démesurée, à
assassiner le roi Duncan d’Écosse pour s’installer sur le trône. Consultant à
nouveau les sorcières, celui-ci apprend qu’il ne sera vaincu que lorsque la
forêt de Birnam, une région boisée au centre de l’Écosse, marchera sur son château
de Dunsinane. Et la prophétie, tenant autant d’une malédiction divine que d’un
requiem, se réalisa : « Que chacun des soldats coupe une branche d’arbre / et
la tienne au-devant / Ainsi nous cacherons le nombre de nos gens et ferons
qu’éclaireur se trompe en son rapport [2] » avait dit Malcolm, le
fils ainé du roi Duncan bien décidé à se venger de la mort de son père et à devenir
roi d’Écosse. Pour Washizu / Macbeth, les arbres, comme autant de silhouettes
noires mouvantes, préfigurent sa chute et le force à regarder, impuissant et
subitement très vulnérable, son fatum en marche. Cette vision macabre, entre
monde visible et invisible, trouve son épilogue lorsque Washizu, « transpercé
par les flèches de ses propres troupes, s’écroule au bas de l’escalier, dans la
cour du château, recouvert comme un linceul par la brume, refermant ainsi le
souvenir, le drame, le film[3] ».

