Doigts prolongés par des ongles en forme de serres et yeux globuleux étincelant d’une fureur diabolique, Black Wolf a tout du démon émergeant de l’obscurité. Ce sorcier est la pièce maîtresse de Wizards (Ralph Bakshi, 1977), un film d’animation de heroic fantasy d’une rare puissance graphique. Trois mille ans après une déflagration atomique, seule une poignée d’êtres humains a survécu. Le monde est désormais partagé entre des jumeaux ennemis : Avatar, à la tête du royaume paisible et pacifique de Montagar, peuplé de fées, d’elfes et de nains, et Black Wolf, un tyran charismatique, régnant d’une poigne de fer sur celui, toujours contaminé, de Scortch. À la tête de son armée de mutants, l’autocrate, assoiffé de pouvoir, ambitionne de conquérir le royaume voisin et d’asservir tous ses habitants.Pour motiver ses troupes, Black Wolf découvre dans sa forteresse des vestiges de l’ancien temps, un projecteur de cinéma et des bobines de films de propagande nazie datant de la Seconde Guerre mondiale. Démiurge aussi maléfique qu’illuminé, dévoré par une puissance paranoïaque, il projette devant ses soldats des discours incendiaires d’un Hitler extatique, des oriflammes nazies claquant au vent et des scènes de guerre mettant en action les armées du IIIe Reich. Ces images guerrières, instrumentalisées par le nécromancien, sont autant destinées à infuser la haine et un fanatisme militariste jusqu’au-boutiste dans le cerveau de ceux qui l’écoutent, qu’à provoquer la stupeur et à répandre l’épouvante au sein des troupes du royaume de Montagar.
Dans ce monde où la technologie a disparu, le projecteur apparaît soudainement comme l’irruption d’une science oubliée dans un monde retourné à l’âge de pierre, régi par les lois de la barbarie. Dès sa première utilisation, il devient une extension du désir de mort de Black Wolf, se colore d’un rouge écarlate, comme s’il était contaminé par l’instinct de prédateur du sorcier. Saisissant instantanément la puissance de cet objet, il en fait un extraordinaire vecteur de propagande belliciste et une arme de destruction massive, une arme absolue. Il a compris instantanément que le véritable pouvoir ne pouvait être que médiatique, que l’image, en tant qu’objet de fascination des masses, capable de tétaniser, de décerveler et, donc, de manipuler des populations entières, devait être contrôlée. Cette mise en abyme, animée par Bakshi, renvoie à tous les totalitarismes du XXe siècle. Lénine, Staline, Mussolini et Hitler ont toujours associé le cinéma à leur politique. Des trains spéciaux avec salles de projection circulaient dans les campagnes de Russie en 1918 pour vanter les mérites de la Révolution bolchévique, les studios de Cinecitta fondés en 1937 à Rome permettaient à Mussolini de glorifier le passé romain et le régime fasciste, et Goebbels contrôlait, dès 1933, les studios de l’UFA et toute l’industrie du film allemand. En digne héritier mégalomane, Blackwolf – ressemblant étrangement, avec ses longues moustaches blanches prolongées par une barbe de la même couleur, ses sourcils épais et son front surmonté d’un crâne chauve, au Ivan le Terrible de Eisenstein – est celui qui, des profondeurs de l’enfer, utilise le pouvoir de suggestion du cinéma pour mieux le pervertir et répandre un message mortel. D’un air vindicatif et les yeux fous injectés de sang, il harangue son armée de suppôts, alors que celle-ci se prépare à se mettre en ordre de bataille pour déclencher une blitzkrieg et imposer au monde un IVe Reich.
À travers cette image montrant le regard caméra hypnotique du sorcier et le faisceau lumineux du projecteur braqué sur nous, comme pour nous mettre dans l’impossibilité de quitter des yeux ce que l’on voit, le réalisateur s’adresse au spectateur pour le mettre au défi, surtout dans un média largement dominé par les mignardises disneyennes[1], de reconsidérer les normes du cinéma d’animation, capable de se confronter à des enjeux politiques et surtout d’inviter le spectateur à l’introspection. En effet, le plan anticipe son contrechamp pour mieux passer de l’imaginaire débridé et fantasmagorique du créateur au réel de la violence contenue dans des images traumatisantes. L’effet de sidération et le choc mental et visuel que l’on ressent à la vision de la séquence résultent précisément de cette intertextualité, aussi troublante que fascinante, confrontant des personnages cartoonesques à des images d’archives renvoyant à la peste brune et au cataclysme de la Seconde Guerre mondiale. Cette hybridation des formes et la construction en miroir entre passé et futur permettent à Bakshi de mettre en scène son rapport au monde et d’affirmer, d’une part, qu’aucune société, même après Auschwitz et la Shoah, n’est immunisée contre la résurgence de l’autoritarisme et le retour des fascismes – le film est plus que jamais d’actualité – et, d’autre part, que le cinéma et le rapport aux images qu’il impose sont, ici, un puissant facteur non d’émancipation mais bien d’aliénation. Bakshi avait déjà, avec Fritz the Cat (1972), le premier dessin animé classé X, Heavy Traffic (1973) et Coonskin (1974), ses trois premiers films abrasifs remplis de sexe, de violence, de drogue et de conflits raciaux, largement transgressé les limites du genre pour mieux décrire l’envers des mythes et les tares de la société américaine. Rappelons tout de même que, dans un esprit très proche de Wizards, les films d’animation du Tchèque Karel Zeman (L’invention diabolique, 1958) et du Français René Laloux (Les temps morts, 1964) avaient bien défriché le terrain, en utilisant des séquences en prise de vues réelle et des dessins animés (réalisés par Roland Topor pour le second) pour dénoncer dans les deux cas la nature fondamentalement prédatrice de l’être humain et sa capacité, jamais démentie, à s’entretuer, voire à s’autodétruire.
Durant tout le film, et toujours de face, le
projecteur bourdonnant apparaît à diverses reprises, déroulant de manière
autonome, hors de la présence de Black Wolf, son message mortifère. Cet objet finit
par se transformer en une entité hors de contrôle, ivre de la puissance des
images qu’il diffuse. Pour que Montagar
soit sauvé d’un anéantissement certain, il doit donc, au même titre que le
sorcier, être impérativement détruit. En maintenant l’unité narrative autour de
ce motif récurrent – au-delà de la
traditionnelle lutte entre le Bien et le Mal – et en télescopant magie de
l’occulte et pouvoir du cinéma, Ralph Bakshi nous livre une fable politique, très
anticonformiste, très en phase avec la contre-culture de l’époque, dans laquelle
science, technologie, barbarie, guerre, pouvoir et propagande sont
indissolublement liés.
[1] Alors que Bakshi s’est toujours efforcé d’être
l’antithèse des dessins animés disneyens, l’histoire ne dit pas ce qu’il a
pensé du rachat, en 2019, par la Walt Disney Compagny de la 20th
Century Fox qui avait distribué Wizards.