dimanche 13 juillet 2025

Le Brexit chez Danny Boyle



Dans un champ de fleurs sauvages jaunes, tout semble silencieux – quand brutalement, de ce paysage pastoral émerge le corps nu, décharné et en voie de décomposition d’un « contaminé ». Son squelette saillant est la marque extérieure d’une maladie incurable qui le ronge depuis qu’un autre de ses semblables lui a transmis la rage par une morsure fatale. En dépit de sa bouche ouverte, la créature ne parle pas, mais ses yeux écarquillés hurlent un mélange de sidération et de fureur qui le font encore, de manière troublante, ressembler à l’être humain qu’il fut. Il n’est plus qu’une créature infernale, courant à travers villes et campagnes, avec des gestes désordonnés, comme un pantin désarticulé, condamnée à errer et à croiser la route d’individus sains, rescapés de l’épidémie, pour les agresser et favoriser ainsi la propagation du virus. Vingt-huit ans après l’explosion pandémique – évoquée par le même Danny Boyle en 2002 dans 28 Days Later – trois survivants, un enfant de 12 ans, Spike (Alfie Williams), son père Jamie (Aaron Taylor-Johnson) et sa mère Isla (Jodie Comer) vont être confrontés à tous les dangers. Ils vivent au sein de la communauté de Holy Island, une île isolée au large des côtes britanniques, particulièrement fortifiée et reliée au continent par une jetée en pierres, uniquement praticable à marée basse.  

Avec les « contaminés » et les survivants de Holy Island, le réalisateur et son scénariste Alex Garland propulsent 28 Years Later sur un terrain explicitement politique en faisant de leur dernière œuvre le sismographe parfait des secousses que vient de traverser leur pays, le Royaume-Uni. Cependant, si Boyle continue de mettre en scène un monde qui échappe à tout contrôle, un monde chaotique, violent, livré à la sauvagerie et à l’instinct de survie, il le fait cette fois-ci après avoir traversé lui-même à la fois une crise politique, économique et sociale, le Brexit, et une vraie pandémie, la COVID, responsable, entre 2020 et 2025, de 228 000 décès, un nombre faisant du Royaume-Uni le pays le plus endeuillé du continent européen. Dans 28 Years Later, on retrouve le Royaume-Uni dans une situation de quarantaine qui dure depuis près de trois décennies. Coupé de l’Europe pour éviter de propager le virus, le pays est surveillé par des navires internationaux patrouillant le long des côtes. Le pays est donc isolé, confiné, la population abandonnée à elle-même. Comme celle de Holy Island. En 28 ans, cette microsociété a renoué avec les traditions anciennes, les valeurs d’un masculinisme archaïque – les jeunes comme Spike doivent subir un rite d’apprentissage en tuant des « contaminés » sur le continent – et la nostalgie de la puissance britannique d’autrefois. Dans ce monde qui se veut normalisé, les animaux de trait labourent les champs, le rouet file la laine, les arquebuses défendent l’enceinte fortifiée et les arcs et les flèches sont devenus l’horizon technologique de la communauté. Si l’on ajoute l’omniprésent portrait d’une Elizabeth II jeune, et le choix, dans la bande-son, du poème guerrier Boots (1903) de Rudyard Kipling, héraut de l’impérialisme britannique à l’époque de la reine Victoria, nous aurons la mesure de ce que pense Danny Boyle du Brexit : non pas un immobilisme, mais une régression pure et simple. En 2016, une partie de la campagne référendaire avait attisé l’idée du repli sur soi, comme un virus infectant le corps social, en faisant de l’étranger, de l’autre, l’explication de toutes les crises. La vision critique de Boyle et Garland n’est pas sans rappeler celle de Children of Men d’Alfonso Cuarón qui, en 2006, avait déjà, avec un sens de la prémonition vertigineux, anticipé le Brexit en imaginant un Royaume-Uni ultrapatriotique, aux frontières cadenassées, rejetant les immigrants et raflant toutes les personnes n’ayant pas l’heur d’avoir un passeport britannique.  

Non contents de renouer avec le cinéma postapocalyptique, Boyle et Garland infléchissent les effets du virus en le faisant muter. Preuves vivantes de ce mal absolu, les « contaminés » ont, en près de trois décennies, changé et évolué. Désormais ils peuvent revêtir des formes diverses : outre celle décrite plus haut et qui reste la plus répandue et la plus uniforme, 28 Years Later introduit les Slows-Lows, des créatures semblables à des larves gélatineuses rampantes se nourrissant de vers, ou les Alphas, des hommes anabolisés par le virus, très grands et encore plus agressifs, capables d’arracher têtes et colonnes vertébrales d’un seul geste. Dans une séquence nocturne particulièrement anxiogène et saisissante – rendue très efficace par une utilisation d’une armada de iPhones et de drones –, la course implacable d’un Alpha, poursuivant sur la jetée Spike et son père de retour à Holy Island, témoigne de la puissance de ces mutants. Ces derniers ont même su créer une société parallèle et des cellules familiales. C’est au cours d’une sortie que Isla rencontrera dans le wagon d’un train recouvert de rouille et de mauvaises herbes une « contaminée » en train d’accoucher. En l’absence du « père », un Alpha, et dans un moment de solidarité féminine troublant, la première aide la seconde à donner naissance à une enfant miraculeusement non infectée. Ce bébé, que Spike ramène à Holy Island, confirmera bien qu’au-dehors, le monde est en train de se réinventer. 

En dépit d’une fin curieuse, déconnectée, dont la chorégraphie nous renvoie à un film de wuxia (et servant surtout de prétexte pour annoncer le film suivant, 28 Years Later: The Bone Temple, d’ores déjà réalisé par Nia DaCosta et dont la sortie est prévue pour 2026), le dernier opus de Boyle s’inscrit parfaitement au cœur de l’actualité politique en ce sens qu’il pose des questions sur l’image que le Royaume-Uni se fait de lui-même – le terme de Royaume désuni apparaîtrait en fait plus approprié puisque l’Écosse et l’Irlande du Nord ont voté pour le « Remain » alors que l’Angleterre et le Pays de Galles ont penché du côté du « Leave ». Le contrôle des frontières, l’illusion de se réimaginer en forteresse figée au cœur d’un « splendide isolement[1] », l’incapacité à réunifier une société profondément divisée soulignent l’avertissement lancé par Boyle et Garland à leurs concitoyens, mais aussi au reste du monde. Ils nous disent en définitive que l’effondrement sociétal et la violence qui l’accompagne, les rues désertes des villes, les maisons abandonnées, les stations à essence devenues obsolètes faute de pouvoir distribuer un carburant désormais indisponible seront l’incarnation de ce que l’humain peut devenir s’il n’y prend garde.



[1] Politique étrangère du Royaume-Uni au 19e siècle dont la caractéristique principale était de refuser de nouer des alliances avec des pays étrangers tout en privilégiant ses propres intérêts et son empire colonial.




lundi 7 juillet 2025

La lumière et les couleurs chez Mario Bava



La terreur irrigue tout le cinéma de Mario Bava, inoculant un poison lent dans les âmes et les corps, mais aussi dans tout ce qui est susceptible, comme la lumière et les couleurs, de créer un environnement visuel cauchemardesque. Ce plan est extrait des Trois visages de la peur, un film réalisé en 1963 et divisé en trois histoires d’horreur distinctes, unies  par une introduction et une conclusion, toutes deux présentées par Boris Karloff. Chaque segment propose une nuance différente de la représentation d’une peur indicible. Il s’agit ici du premier segment intitulé Le téléphone et dans lequel Rosy (Michèle Mercier), une prostituée de luxe est harcelée par les coups de téléphone de son ancien proxénète tout juste évadé de prison. Rosy est loin de se douter que c’est son ancienne amante Mary qui transforme sa voix pour passer ces appels et qui n’a d’autre but que de la ramener dans ses bras …

Ancien étudiant en peinture, Mario Bava devient directeur de la photographie à partir de 1943 chez Roberto Rossellini, Dino Risi et Vittorio De Sica, avant de passer à la réalisation de ses propres œuvres, d’abord en noir et blanc (Le Masque du démon, 1960 et La fille qui en savait trop, 1963) puis en couleurs dont le rendu visuel, très contrasté comme ici, apparaît immédiatement singulier. Jean-Louis Leutrat souligne qu’un des usages de la couleur que fait Mario Bava est de baigner le décor et les personnages dans une dominante qualifiée de « tachiste », en ce sens qu’il ne cesse de parsemer le champ de taches colorées diverses conduisant à la bigarrure[1]. Et en effet, l’écran, divisé en trois tiers verticaux comme un découpage net de l’espace, se fait palette de peintre pour se transformer en matière vivante structurée autour de la lumière et du chromatisme. 

Dans le fragment central, se tient Rosy, attentive au moindre bruit, à la nouvelle sonnerie de téléphone qui viendra immanquablement déchirer le silence de sa solitude. Elle est dans son appartement situé en sous-sol, revêtue d’un déshabillé vaporeux. Une lumière blanche, artificielle, est projetée sur elle, piégeant son visage et le haut de son corps d’une lueur spectrale qui nimbe la jeune femme d’une aura quasi-surnaturelle.  Dans cet univers intime devenu progressivement asphyxiant et déstabilisant, un espace finalement aussi clos qu’un tableau, cette mise en lumière donne à sa peau un teint blême, suggérant qu’une partie de sa propre identité physique et mentale lui est, à ce moment, enlevée. Ce teint blafard s’accorde au vêtement semi-transparent qu’elle porte, tout autant qu’il souligne sa peur et sa vulnérabilité. Chez Mario Bava, l’esthétique, l’onirisme servent toujours d’écrin à la représentation de la souffrance, de l’effroi et de la mort qui rôde. 

Dans le tiers droit de l’image, Bava mélange le rouge de la tenture, le brun de la statue et le noir de l’obscurité, en autant d’aplats contrastés. Si le rouge apparaît adouci, d’une intensité moindre, c’est parce que l’ombre fait la part belle à cette partie du cadre. Elle semble engloutir la statue située sur un piédestal derrière Rosy, une statue dont les yeux aveugles, vides et la bouche grande ouverte hurlant une panique que personne n’entend, sont comme des abîmes où plonger. Si la dichotomie rouge / noir peut traditionnellement opposer le sang et le danger aux ténèbres, la lumière et les couleurs sont d’abord là pour souligner la primauté de la subjectivité de l’auteur. Elles sont un moyen d’enluminer la surface de l’image pour mieux hypnotiser l’œil du spectateur et donner aux déplacements de Rosy dans son appartement, un caractère étrange, hallucinatoire. En créant cette vibration chromatique oppressante, Mario Bava anticipe la violence à venir et une forme de mise au tombeau que la jeune femme, transformée en « emmurée vivante »[2], ne semble pas en mesure de freiner

Dans le tiers gauche, posés sur une lourde commode, un chandelier et un vase à deux ouvertures sont là  pour évoquer un environnement domestique, très ordonné, où chaque objet semble être à sa place. Contrairement à la statue, ils ont des contours nets parce qu’ils sont contaminés par la même lumière blanche projetée sur Rosy, prolongeant ainsi une atmosphère qui ne cherche pas à imiter la réalité, mais qui apparaît suspendue, impalpable, comme dans un espace hors du temps, et dans lequel les objets existent davantage pour l’effet pictural qu’ils génèrent que pour la symbolique à laquelle ils devraient être destinés. Chaque élément de ce  décor se plie donc essentiellement à la puissance de la mise en images, à cette seule esthétique du point de lumière, blanc ou coloré, déchirant  l’obscurité. Le réalisateur ne hiérarchise pas ces zones de couleurs et de lumière, même si Rosy attire naturellement notre regard, plus en raison de sa position centrale que par un éclairage  particulièrement marqué sur elle. C’est donc bien l’ensemble des éléments visuels dans le cadre - la musique est absente à ce moment de la séquence - qui confère à la scène son équilibre, son unité poétique et ténébreuse

Par la seule force de sa mise en scène, Mario Bava dialogue ainsi constamment entre ce qui tient de la modernité - les couleurs - et ce qui appartient à la culture populaire - le suspense, le meurtre, la peur - incarnés dans le giallo[3], dont Les Trois visages de la peur et Six femmes pour l’assassin, réalisé l’année suivante, poseront les bases. En soulignant ainsi le potentiel pictural de l’image cinématographique, Mario Bava trouve dans l’affirmation de la lumière et du chromatisme des alliées pour développer sa propre identité. En tant qu’épigone, Dario Argento saura, particulièrement avec la trilogie Suspiria (1977), Inferno (1980) et Ténèbres (1982), porter à son paroxysme cette tension visuelle, baroque et fascinante. 

 


[1] Jean-Louis Leutrat, Vie de fantômes, le fantastique au cinéma, Éditions de l’Étoile / Cahiers du cinéma, 1995, p.115.

[2] L’Emmurée vivante, un film de Lucio Fulci (1977).

[3]  Le giallo fait référence à la couleur jaune des couvertures de romans policiers édités à partir des années 1920 dont les trames narratives seront transposées à l’écran des années 1960 aux années 1990. Il va désigner tout un pan du cinéma d’horreur italien mêlant intrigues policières, suspense, horreur et érotisme, et dont les figures emblématiques, outre Mario Bava, sont Dario Argento, Riccardo Freda ou Lucio Fulci.