Cet homme assis sur une
chaise jouant du saxophone est Harry Caul (Gene
Hackmann), un expert en écoutes clandestines engagé pour espionner un couple :
la femme d’un puissant homme d’affaires et son amant. Son métier est de scruter les gens, d’entrer
sans états d’âme dans leur intimité et surtout de les écouter parler grâce à
une technologie d’enregistrement à longue distance particulièrement efficace. Les
micros, beaucoup plus que l’image, sont pour lui un vecteur pour interpréter le
réel et ainsi se rapprocher de ce qu’il pense être la vérité. Et peu lui
importe le contenu des enregistrements, puisque les interactions humaines ne l’intéressent pas. Sa nature
pathologiquement introvertie et son incapacité affective à vivre dans le monde
qui l’entoure contrastent avec ses exigences professionnelles et son souci
maniaque de la perfection sonore. Pourtant, une fois le contrat achevé
et rompant les règles qu’il s’était toujours imposées, il réécoute ses bandes
audio et tombe sur une phrase, « He’d kill us if he got the chance »,
qu’il passe en boucle de manière obsessionnelle sur son magnétophone. Persuadé que
ses commanditaires sont en train de planifier le meurtre du couple, Harry se
retrouve pris dans l’engrenage d’une intrigue sinueuse qui va vite le dépasser
et dont les événements vont se retourner contre lui. Il ressemble en cela à
Thomas (David Hemmings), le héros de Blow-up (Michelangelo Antonioni,
1966), qui est l’inspiration avouée du film. Thomas, un photographe de mode, devenait
lui aussi progressivement obsédé par les clichés qu’il avait pris de deux
amants possiblement menacés par un pistolet. De chasseur de sons, Harry va
alors se transformer en victime, à son tour traqué, reclus dans son
appartement, submergé par une paranoïa qui va le faire entrer dans une réalité
parallèle. Si dans The Conversation (Francis Ford Coppola, 1974), un
plan peut condenser toutes ces problématiques, c’est probablement celui-ci.
L’angle en plongée de la caméra
connote autant l’écrasement du personnage que la sensation de son emmurement au
milieu des débris de son appartement. Harry apparaît piégé de l’intérieur,
enfermé, replié sur lui-même dans un espace qui a tout d’une zone de guerre. Il
vient de saccager méthodiquement son appartement en décollant le papier peint, éventrant
les murs, arrachant les lattes du plancher, brisant des bibelots et dévissant
les interrupteurs électriques pour chercher un microphone caché, convaincu qu’il a été, à son tour, mis sur écoute. Cette
destruction matérielle n’est qu’une métaphore de la déliquescence psychologique,
de la déconstruction d’un homme ayant perdu tous ses repères. Vivant déjà à la
marge, à la périphérie de la société – la caméra le filme décentré dans le
champ comme pour mieux souligner cet aspect de sa personnalité –, Harry laisse
son imagination aller à la dérive avec la folie en toile de fond. Les verrous
qu’il avait multipliés pour barricader sa porte ne lui sont plus d’aucune
utilité puisque le danger vient dorénavant non pas de l’extérieur, mais de
l’intérieur. Il n’est plus dans sa salle de montage, entouré de ses
magnétophones sécurisants, synonymes de toutes ses certitudes, mais dans son
espace privé devenu le réceptacle de toute sa paranoïa, de tous ses questionnements
existentiels. Aussi seul et abandonné de tous que le seront le colonel Walter Kurtz
(Marlon Brando) à l’agonie dans l’épilogue de Apocalypse Now (1979) ou
Michael Corleone (Al Pacino), vieilli et dépouillé de sa puissance dans
l’ultime plan de The Godfather, Part III (1990), Harry paie la vacuité
tragique d’une vie dédiée à espionner celle des autres, sans s’apercevoir qu’il
est passé à côté de la sienne dans un vertigineux déni de son humanité. Je pense,
en écho, à la citation de Friedrich Nietzsche : « Quand tu regardes
longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, regarde
à l’intérieur de toi[1]. »
Dans
ce huis clos à l’atmosphère étouffante, Harry subit la pire chose qui pouvait
lui arriver : être lui aussi l’objet de toute l’attention d’un observateur
invisible. La caméra, en effet, placée en hauteur, est en train d’opérer de
manière hypnotique un lent panoramique droite-gauche, puis gauche-droite pour,
entre les deux mouvements, s’arrêter quelques secondes sur l’homme au saxophone.
Cette oscillation simule le balayage lent d’une caméra de surveillance en
circuit fermé. La caméra, omnisciente et plus que jamais voyeuriste, renvoie au regard hitchcockien de Rear Window
ou de Psycho – Brian de Palma saura le
réactiver dans Blow Out (1981) – un
regard qui oriente le spectateur vers ce qui normalement doit rester caché aux
yeux du monde extérieur. Contrairement à Harry qui cherche un microphone à l’aveugle,
sans discernement, la caméra, elle, cible, scrute, épie les moindres faits et
gestes, les actions les plus intimes de cet homme, comme si elle voulait entrer
dans son cerveau, comme pour mieux lui signifier qu’il est désormais puni par
où il a péché. Cet œil a quelque chose d’orwellien et de totalitaire, dans son
insistance à voir sans être là, mais en étant partout, dans une réalité – où
est-ce plutôt une illusion ? – dans laquelle le visible finit par se
confondre avec l’invisible. Cette ingérence dans l’intime par l’intermédiaire
de la technologie donne toute sa puissance au film et à ce plan en particulier,
renvoyant la figure d’Harry à celle de Duke Anderson (Sean Connery) cambriolant
un hôtel de luxe sans savoir qu’il est truffé de micros et de caméras dans The
Anderson Tapes (Sidney Lumet, 1971) ou celle de la prostituée Bree Daniels
(Jane Fonda) mise sur écoute par le détective John Klute (Donald Sutherland)
dans Klute (Alan J. Pakula, 1971). Pourtant, après avoir fait table rase de sa
vie antérieure, et bien qu’il soit devenu un corps étranger dans son propre
appartement, Harry parvient encore à se saisir de son saxophone, un des rares
objets encore intacts, qui a échappé à son délire destructeur. Amoureux du
jazz, mais là aussi incapable de jouer avec les autres, il a toujours aimé
accompagner, assis sur une chaise, les disques de Duke Ellington. À cet
instant, composée d’éclats brisés, la mélodie mélancolique s’échappant de son
instrument, comme une sourde plainte, laisse affleurer une émotion d’autant
plus poignante qu’elle tranche avec la séquestration mentale qui caractérise
Harry.
Sorti en 1974, le film –
dont le scénario, prophétique, avait été écrit par Coppola au milieu des années
1960 – va faire résonner, de façon assez vertigineuse, l’arrestation, le 17
juin 1972 à deux heures du matin et en plein cœur de Washington, D.C., de cinq
hommes, entrés par effraction dans l’immeuble du Watergate où se trouvait le quartier
général du Parti démocrate. Le matériel dont disposaient les cambrioleurs, très
sophistiqué et confisqué par la police, comprenait des caméras, des appareils
photo… et des micros. L’un de ces hommes était James McCord, colonel réserviste
de l’US Air Force, ancien du FBI et de la CIA, membre de l’équipe pour la
réélection du président républicain Richard Nixon. La perception que les
pouvoirs en place dévoyaient la démocratie pour comploter et mettre sous
surveillance leurs adversaires politiques, et potentiellement la population tout
entière[2], allait constituer, pour
les cinéastes du Nouvel Hollywood, une matrice paranoïaque et complotiste
particulièrement angoissante mais également très inspirante[3].
[1] « Und wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt der Abgrund
auch in dich hinein. » Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien
et le mal, 1886.
[2] La réalité allait confirmer la
fiction en 1974. Pendant les audiences relatives au Watergate, les Américains
découvrirent l’existence d’un rapport, le Plan
Huston, rédigé en 1970 par le conseiller juridique de Richard Nixon, Tom
Charles Huston. Ce texte de 45 pages autorisait la mise sous écoute des opposants à la guerre du Vietnam, les entrées par effraction
dans les domiciles et l’ouverture des lettres. Il ne fut que partiellement mis
en œuvre.
[3] Aux côtés de The Conversation,
quatre films majeurs vont s’inspirer du climat complotiste issu des assassinats
des John F. Kennedy, Malcolm X, Martin Luther King, Robert F. Kennedy et
du scandale du Watergate : Executive Action (David Miller, 1973), The
Parallax View (Alan J. Pakula, 1974), Three Days of the Condor
(Sydney Pollack, 1975) et All the President’s Men (Alan J. Pakula,
1976). John Frankenheimer avait déjà ouvert la voie au cours de la décennie
précédente avec The Manchurian Candidate (1962) et Seven Days in May
(1964).