mercredi 3 juillet 2024

Le peigne et le crucifix chez John Huston



Cet avant-dernier plan de Heaven knows, Mr. Allison (1957) laisse libre cours à notre imagination pour extrapoler sur le destin des deux personnages mis en scène par John Huston. « Nous avons fui tous les clichés, et les rapports entre la religieuse et le marine sont traités avec beaucoup de délicatesse […]. Il n’y a dans le film pas une seule étreinte, pas même un baiser, mais on se prend d’amour pour les deux personnages », dit John Huston dans son autobiographie[1]. « Elle va continuer à être nonne. Elle ne jette pas son voile. Tout continuera comme avant. Je n’ai rien voulu dire d’autre », insistera même le réalisateur dans un entretien avec Bertrand Tavernier[2]. Dont acte. Pourtant, avec le choix de ce plan rapproché, et en lisant entre les lignes, le doute est légitimement permis.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1944, au cœur de la jungle d’une île du Pacifique, sœur Angela (Deborah Kerr), une nonne encore novice, rescapée de sa congrégation religieuse, et le caporal Allison (Robert Mitchum), un marine naufragé de fortune, se retrouvent abandonnés et encerclés par les forces japonaises, une situation qui va durer jusqu’à ce que les Américains, en débarquant sur l’atoll, les délivrent tous deux. Comme dans African Queen (1952), John Huston s’attache à des confrontations intimes de personnages antinomiques qui, au fur et à mesure des épreuves qu’ils traversent, finissent par se révéler à eux-mêmes. En mettant en parallèle deux itinéraires en apparence contradictoires le premier, celui d’une femme dédiée à ses vœux, à son ordre et au Christ, et le second, un soldat attaché à l’armée et à la défense de la patrie –, John Huston fait de ce couple improbable un couple à priori empêché. Empêché par la morale, la vertu et le respect, mais aussi par la censure qui, hors cadre, sévissait toujours à Hollywood.

Au petit matin donc, sœur Angela, revêtue de son ample tunique longue, dont le blanc immaculé d’origine n’est plus qu’un lointain souvenir, marche à côté d’Allison, blessé au cours de la libération de l’île, tandis qu’il se trouve sur une civière portée par deux marines pour qu’il soit évacué vers un navire-hôpital. À l’arrière-plan, d’autres soldats viennent de se lever pour regarder l’étrange cortège et particulièrement la nonne tenir une cigarette devant la bouche du caporal. Au cours de ce travelling latéral, et alors que sœur Angela recule pour se mettre à l’arrière du brancard, la caméra élargit le champ pour cadrer quelques secondes en gros plan deux objets qu’elle tient dans sa main et au creux de son bras : un peigne et un crucifix.

Le peigne est celui que le marine a fabriqué pour elle au cours de leur séjour sur l’île. Objet en apparence inutile puisque les nonnes ont fait, en tant que signe de renoncement et de pénitence, le sacrifice de leur chevelure. À travers celle-ci, ce n’est donc pas sœur Angela que voit le soldat, mais le fantasme d’une femme libérée du poids du péché, libérée d’une aliénation volontaire et consciente. Imaginer Angela se coiffer et démêler, forcément sensuellement, ses cheveux, donne à Allison une folle note d’espoir autorisant cet abandon qui précèderait l’étreinte. Juste avant que le soldat ne soit emmené sur une civière, ne lui a-t-elle pas dit : « Même si des kilomètres nous séparent, et si je ne revois jamais votre visage, vous serez toujours mon cher compagnon. » La dimension érotique des cheveux génère donc une image mentale trop tentante, trop provocatrice, et donc très subversive, que John Huston, avec une réserve et une pudeur admirables, n’édulcore pourtant pas. Au contraire de la nonne en proie au doute que Deborah Kerr avait déjà interprétée dans Black Narcissus (Michael Powell et Emeric Pressburger, 1947), sœur Angela, sanglée dans sa dignité et son honneur, se défend, en tout cas en apparence, de toute tentation et de tout trouble intérieur. Pourtant, à l’instar de ceux du soldat, ses regards, ses gestes, ses mots, bien que reléguant la sexualité au sous-texte, laissent pressentir des rapports futurs débarrassés de tout carcan, de toute entrave. En ce sens, permettez-moi de pousser John Huston dans ses retranchements : la seule fois où l’on verra les cheveux de sœur Angela libérés de leur voile, lorsque Allison l’aidera à retirer ses vêtements trempés pour ne pas prendre froid, ils apparaîtront roux. Or la tradition médiévale attribue cette couleur à la chevelure de la pécheresse Marie-Madeleine, symbole de désir, de séduction et de tentation.  L’art occidental la représente toujours en partie dénudée, les cheveux longs et flottants, aussi attirante que flamboyante, tout au moins jusqu’à sa transformation en dévote particulièrement pieuse.

Le deuxième objet précise encore davantage le sous-texte du film de John Huston. En dépit du petit crucifix suspendu à son cou, c’est bien celui que sœur Angela porte au creux de son bras qui attire le regard. Par sa taille tout d’abord, mais surtout par la forme du corps du crucifié qui apparaît décapité. Ado Kyrou avait bien remarqué que « l’amour est de toute façon vainqueur, car le Christ n’est plus le compagnon de la religieuse […]. La tête du Christ est arrachée. Le Christ est blessé à mort alors que l’homme n’est blessé que superficiellement[3] ». Symbole ambivalent de torture et de mort, mais aussi de résurrection et de vie éternelle, la croix chrétienne n’est plus, en apparence, qu’une ultime tentative destinée à satisfaire la censure et les ligues de vertu. Car cette décapitation, en tant que transgression métaphorique du sacré, s’apparente bien à une libération de la profession de foi de sœur Angela, que la proximité avec Allison, les épreuves, les dangers encourus, mais surtout l’appel irrépressible de sa féminité n’ont pu qu’encourager. Comme Rose (Katharine Hepburn) dans African Queen, mais aussi Rachel Zachary (Audrey Hepburn) dans The Unforgiven (1960), je veux croire que, engoncée dans cette longue tunique qui occupe la quasi-totalité du cadre, sœur Angela sait la difficulté d’être, envers et contre tout, une femme libre. Dans cette ultime séquence, John Huston fait donc du soldat et de la nonne deux êtres qui finissent par se ressembler en dépit de tous les tabous. Quoi de plus normal pour un réalisateur libertaire et irréligieux qui a toujours mis les êtres humains et leurs rapports au cœur de ses préoccupations? N’a-t-il pas dit : « En vérité, je ne professe aucune croyance orthodoxe. Il me semble que le mystère de la vie est trop immense et trop insondable pour faire autre chose que de s’en étonner. Toute autre attitude me semble impertinente[4]. »

Nous sommes assurément très loin des pulsions religieuses ou mystiques dévorant certains personnages comme Achab (Gregory Peck), cherchant obsessionnellement, à travers la baleine blanche, à tuer Dieu (Moby Dick, 1956), ou Hazel Motes (Brad Dourif), un prédicateur illuminé et fiévreux, rejetant l’évangile pour fonder une église sans Christ et mieux régler ses comptes avec la religion (Wise Blood, 1979) que John Huston pu mettre, plus frontalement, en scène. Mais en donnant à voir ce plan, il a su, dans un sens de la litote exemplaire, tirer parti de sa matière première et filmer de telle sorte que les symboles trahissent, derrière l’innocence et la pureté, le désir et la tentation.

 

 



[1] John Huston, John Huston, Pygmalion, 1982, p. 241.

[2] Bertrand Tavernier, Amis américains : Entretiens avec les grands auteurs d’Hollywood, Institut Lumière / Actes Sud, 1993, p. 402.

[3] Ado Kyrou, « Le sabre et le goupillon », John Huston, Dossier positif, Rivages, 1988, p. 107.

[4] John Huston, John Huston, Pygmalion, 1982, p. 311.