Dans un champ de fleurs sauvages jaunes, tout semble silencieux – quand brutalement, de ce paysage pastoral émerge le corps nu, décharné et en voie de décomposition d’un « contaminé ». Son squelette saillant est la marque extérieure d’une maladie incurable qui le ronge depuis qu’un autre de ses semblables lui a transmis la rage par une morsure fatale. En dépit de sa bouche ouverte, la créature ne parle pas, mais ses yeux écarquillés hurlent un mélange de sidération et de fureur qui le font encore, de manière troublante, ressembler à l’être humain qu’il fut. Il n’est plus qu’une créature infernale, courant à travers villes et campagnes, avec des gestes désordonnés, comme un pantin désarticulé, condamnée à errer et à croiser la route d’individus sains, rescapés de l’épidémie, pour les agresser et favoriser ainsi la propagation du virus. Vingt-huit ans après l’explosion pandémique – évoquée par le même Danny Boyle en 2002 dans 28 Days Later – trois survivants, un enfant de 12 ans, Spike (Alfie Williams), son père Jamie (Aaron Taylor-Johnson) et sa mère Isla (Jodie Comer) vont être confrontés à tous les dangers. Ils vivent au sein de la communauté de Holy Island, une île isolée au large des côtes britanniques, particulièrement fortifiée et reliée au continent par une jetée en pierres, uniquement praticable à marée basse.
Avec les « contaminés » et les survivants de Holy Island, le réalisateur et son scénariste Alex Garland propulsent 28 Years Later sur un terrain explicitement politique en faisant de leur dernière œuvre le sismographe parfait des secousses que vient de traverser leur pays, le Royaume-Uni. Cependant, si Boyle continue de mettre en scène un monde qui échappe à tout contrôle, un monde chaotique, violent, livré à la sauvagerie et à l’instinct de survie, il le fait cette fois-ci après avoir traversé lui-même à la fois une crise politique, économique et sociale, le Brexit, et une vraie pandémie, la COVID, responsable, entre 2020 et 2025, de 228 000 décès, un nombre faisant du Royaume-Uni le pays le plus endeuillé du continent européen. Dans 28 Years Later, on retrouve le Royaume-Uni dans une situation de quarantaine qui dure depuis près de trois décennies. Coupé de l’Europe pour éviter de propager le virus, le pays est surveillé par des navires internationaux patrouillant le long des côtes. Le pays est donc isolé, confiné, la population abandonnée à elle-même. Comme celle de Holy Island. En 28 ans, cette microsociété a renoué avec les traditions anciennes, les valeurs d’un masculinisme archaïque – les jeunes comme Spike doivent subir un rite d’apprentissage en tuant des « contaminés » sur le continent – et la nostalgie de la puissance britannique d’autrefois. Dans ce monde qui se veut normalisé, les animaux de trait labourent les champs, le rouet file la laine, les arquebuses défendent l’enceinte fortifiée et les arcs et les flèches sont devenus l’horizon technologique de la communauté. Si l’on ajoute l’omniprésent portrait d’une Elizabeth II jeune, et le choix, dans la bande-son, du poème guerrier Boots (1903) de Rudyard Kipling, héraut de l’impérialisme britannique à l’époque de la reine Victoria, nous aurons la mesure de ce que pense Danny Boyle du Brexit : non pas un immobilisme, mais une régression pure et simple. En 2016, une partie de la campagne référendaire avait attisé l’idée du repli sur soi, comme un virus infectant le corps social, en faisant de l’étranger, de l’autre, l’explication de toutes les crises. La vision critique de Boyle et Garland n’est pas sans rappeler celle de Children of Men d’Alfonso Cuarón qui, en 2006, avait déjà, avec un sens de la prémonition vertigineux, anticipé le Brexit en imaginant un Royaume-Uni ultrapatriotique, aux frontières cadenassées, rejetant les immigrants et raflant toutes les personnes n’ayant pas l’heur d’avoir un passeport britannique.
Non contents de renouer avec le cinéma postapocalyptique, Boyle et Garland infléchissent les effets du virus en le faisant muter. Preuves vivantes de ce mal absolu, les « contaminés » ont, en près de trois décennies, changé et évolué. Désormais ils peuvent revêtir des formes diverses : outre celle décrite plus haut et qui reste la plus répandue et la plus uniforme, 28 Years Later introduit les Slows-Lows, des créatures semblables à des larves gélatineuses rampantes se nourrissant de vers, ou les Alphas, des hommes anabolisés par le virus, très grands et encore plus agressifs, capables d’arracher têtes et colonnes vertébrales d’un seul geste. Dans une séquence nocturne particulièrement anxiogène et saisissante – rendue très efficace par une utilisation d’une armada de iPhones et de drones –, la course implacable d’un Alpha, poursuivant sur la jetée Spike et son père de retour à Holy Island, témoigne de la puissance de ces mutants. Ces derniers ont même su créer une société parallèle et des cellules familiales. C’est au cours d’une sortie que Isla rencontrera dans le wagon d’un train recouvert de rouille et de mauvaises herbes une « contaminée » en train d’accoucher. En l’absence du « père », un Alpha, et dans un moment de solidarité féminine troublant, la première aide la seconde à donner naissance à une enfant miraculeusement non infectée. Ce bébé, que Spike ramène à Holy Island, confirmera bien qu’au-dehors, le monde est en train de se réinventer.
En dépit
d’une fin curieuse, déconnectée, dont la chorégraphie nous renvoie à un film de
wuxia (et servant surtout de prétexte pour annoncer le film suivant, 28
Years Later: The Bone Temple, d’ores déjà réalisé par Nia DaCosta et
dont la sortie est prévue pour 2026), le dernier opus de Boyle s’inscrit
parfaitement au cœur de l’actualité politique en ce sens qu’il pose des
questions sur l’image que le Royaume-Uni se fait de lui-même – le terme de Royaume
désuni apparaîtrait en fait plus approprié puisque l’Écosse et l’Irlande du
Nord ont voté pour le « Remain » alors que l’Angleterre et le Pays de
Galles ont penché du côté du « Leave ». Le contrôle des frontières, l’illusion
de se réimaginer en forteresse figée au cœur d’un « splendide isolement[1] », l’incapacité à réunifier
une société profondément divisée soulignent l’avertissement lancé par Boyle et
Garland à leurs concitoyens, mais aussi au reste du monde. Ils nous disent en
définitive que l’effondrement sociétal et la violence qui l’accompagne, les
rues désertes des villes, les maisons abandonnées, les stations à essence
devenues obsolètes faute de pouvoir distribuer un carburant désormais
indisponible seront l’incarnation de ce que l’humain
peut devenir s’il n’y prend garde.
[1]
Politique étrangère du
Royaume-Uni au 19e siècle dont la caractéristique principale était
de refuser de nouer des alliances avec des pays étrangers tout en privilégiant ses
propres intérêts et son empire colonial.