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Face à nous, le long corps de Bleek Gilliam (Denzel Washington, photogramme 1) s’agite, reste à peine deux secondes dans la même position, mais toujours le dos cambré par la pression qu’il insuffle dans l’embouchure de son instrument et les doigts de la main droite s’agitant frénétiquement sur les pistons.
Dans le Beneath the
Underdog[1],
un club de jazz de Brooklyn, le trompettiste fait vaciller convulsivement le quintet
qu’il dirige. Les notes en cascade qu’il joue traduisent une urgence, une
fièvre contagieuse et hypnotique qui se transmettent aux autres musiciens, dont
le batteur Rhythm Jones (Jeff « Tain » Watts dans son propre rôle) derrière lui.
Cette explosivité et ces stridences sont mues par une puissance intérieure, une
énergie et un souffle que Bleek ne cherche pas à retenir. Il hurle, gémit,
marque d’un sceau poignant et tourmenté, mais d’une force vitale tout son solo.
Le trompettiste se met à nu, repousse les limites de son jeu, le fait voler en
éclat pour mieux se jeter à corps perdu dans une improvisation toute en suraigus
que ses collègues, pourtant brillants, peinent à suivre. Le vertige qu’éprouve
Bleek s’apparente à un état de transe, un état lui permettant d’ouvrir et de franchir
« les portes de la perception » pour parvenir à un état de conscience et atteindre,
des doigts et des lèvres, un univers que seuls les plus grands musiciens
empruntent. Cet univers est celui qui permet d’aller, au-delà de la technique,
du savoir et de l’expérience, au plus profond de soi-même, de faire de la
musique une question de vie ou de mort, de se mettre en danger parce que tout
retour en arrière est impossible. Toute l’intensité du concert live, de la
puissance volcanique d’un groupe de jazz, avec ses envolées, ses brisures et
ses débordements se ressentent de manière viscérale à ce moment précis. Dans ce
tumulte sonore, c’est toute la scène qui semble s’embraser et rougeoyer comme
de la braise sous la lumière des projecteurs. Bleek est en train de jouer le
solo de sa vie, le solo le plus abouti, le plus démesuré, sans savoir que
celui-ci sera le dernier de sa carrière.
Dans cette séquence
paroxystique de Mo’ Better Blues (Spike Lee, 1990), si le trompettiste joue
d’une façon aussi possédée, aussi jusqu’au-boutiste, c’est parce qu’il vient de
voir son ami d’enfance et agent du groupe Giant (Spike Lee, photogramme 2), se
faire embarquer par deux tueurs à gages bien décidés à lui faire payer les
sommes d’argent que celui-ci doit à ses usuriers. Joueur compulsif, perdant des
milliers de dollars en pariant clandestinement sur des matchs de baseball,
plutôt que de se concentrer sur la négociation de meilleurs contrats, Giant est
celui qui, à son corps défendant, va causer la perte de Bleek. La force du
montage alterné choisi à ce moment par le réalisateur est de passer de la
violence du passage à tabac de l’imprésario dans une ruelle sombre et sordide à
la fureur abrasive des musiciens jouant dans le club, comme pour mieux marquer,
non pas une liaison trouble entre le jazz et le crime, mais bien une commune
destinée entre les deux hommes que pourtant tout sépare - le premier vient de montrer
qu’il était capable de rencontrer le diable à un carrefour routier près de
Clarksdale dans l’état du Mississippi, alors que le second, immature et irresponsable, donne l’impression d’assister à
ses propres funérailles. Précédemment séparés
par le montage, les deux hommes se retrouvent unis dans le plan à la fin de la séquence. Mais en voulant s’enquérir du sort de son ami, Bleek va connaître le
prix de sa loyauté indéfectible et se condamner lui-même.