mercredi 20 août 2025

Le dernier solo chez Spike Lee


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Face à nous, le long corps de Bleek Gilliam (Denzel Washington, photogramme 1) s’agite, reste à peine deux secondes dans la même position, mais toujours le dos cambré par la pression qu’il insuffle dans l’embouchure de son instrument et les doigts de la main droite s’agitant frénétiquement sur les pistons. 

Dans le Beneath the Underdog[1], un club de jazz de Brooklyn, le trompettiste fait vaciller convulsivement le quintet qu’il dirige. Les notes en cascade qu’il joue traduisent une urgence, une fièvre contagieuse et hypnotique qui se transmettent aux autres musiciens, dont le batteur Rhythm Jones (Jeff « Tain » Watts dans son propre rôle) derrière lui. Cette explosivité et ces stridences sont mues par une puissance intérieure, une énergie et un souffle que Bleek ne cherche pas à retenir. Il hurle, gémit, marque d’un sceau poignant et tourmenté, mais d’une force vitale tout son solo. Le trompettiste se met à nu, repousse les limites de son jeu, le fait voler en éclat pour mieux se jeter à corps perdu dans une improvisation toute en suraigus que ses collègues, pourtant brillants, peinent à suivre. Le vertige qu’éprouve Bleek s’apparente à un état de transe, un état lui permettant d’ouvrir et de franchir « les portes de la perception » pour parvenir à un état de conscience et atteindre, des doigts et des lèvres, un univers que seuls les plus grands musiciens empruntent. Cet univers est celui qui permet d’aller, au-delà de la technique, du savoir et de l’expérience, au plus profond de soi-même, de faire de la musique une question de vie ou de mort, de se mettre en danger parce que tout retour en arrière est impossible. Toute l’intensité du concert live, de la puissance volcanique d’un groupe de jazz, avec ses envolées, ses brisures et ses débordements se ressentent de manière viscérale à ce moment précis. Dans ce tumulte sonore, c’est toute la scène qui semble s’embraser et rougeoyer comme de la braise sous la lumière des projecteurs. Bleek est en train de jouer le solo de sa vie, le solo le plus abouti, le plus démesuré, sans savoir que celui-ci sera le dernier de sa carrière.

Dans cette séquence paroxystique de Mo’ Better Blues (Spike Lee, 1990), si le trompettiste joue d’une façon aussi possédée, aussi jusqu’au-boutiste, c’est parce qu’il vient de voir son ami d’enfance et agent du groupe Giant (Spike Lee, photogramme 2), se faire embarquer par deux tueurs à gages bien décidés à lui faire payer les sommes d’argent que celui-ci doit à ses usuriers. Joueur compulsif, perdant des milliers de dollars en pariant clandestinement sur des matchs de baseball, plutôt que de se concentrer sur la négociation de meilleurs contrats, Giant est celui qui, à son corps défendant, va causer la perte de Bleek. La force du montage alterné choisi à ce moment par le réalisateur est de passer de la violence du passage à tabac de l’imprésario dans une ruelle sombre et sordide à la fureur abrasive des musiciens jouant dans le club, comme pour mieux marquer, non pas une liaison trouble entre le jazz et le crime, mais bien une commune destinée entre les deux hommes que pourtant tout sépare - le premier vient de montrer qu’il était capable de rencontrer le diable à un carrefour routier près de Clarksdale dans l’état du Mississippi, alors que le second, immature et irresponsable, donne l’impression d’assister à ses propres funérailles. Précédemment séparés par le montage, les deux hommes se retrouvent unis dans le plan à la fin de la séquence. Mais en voulant s’enquérir du sort de son ami, Bleek va connaître le prix de sa loyauté indéfectible et se condamner lui-même.



[1] Hommage à Beneath the Underdog, l’autobiographie de Charlie Mingus, publiée en 1971.




mercredi 13 août 2025

Le projecteur chez Ralph Bakshi

 

Doigts prolongés par des ongles en forme de serres et yeux globuleux étincelant d’une fureur diabolique, Black Wolf a tout du démon émergeant de l’obscurité. Ce sorcier est la pièce maîtresse de Wizards (Ralph Bakshi, 1977), un film d’animation de heroic fantasy d’une rare puissance graphique. Trois mille ans après une déflagration atomique, seule une poignée d’êtres humains a survécu. Le monde est désormais partagé entre des jumeaux ennemis : Avatar, à la tête du royaume paisible et pacifique de Montagar, peuplé de fées, d’elfes et de nains, et Black Wolf, un tyran charismatique, régnant d’une poigne de fer sur celui, toujours contaminé, de Scortch. À la tête de son armée de mutants, l’autocrate, assoiffé de pouvoir, ambitionne de conquérir  le royaume voisin et d’asservir tous ses habitants.Pour motiver ses troupes,  Black Wolf découvre dans sa forteresse des vestiges de l’ancien temps, un  projecteur de cinéma et des bobines de films de propagande nazie datant de la Seconde Guerre mondiale. Démiurge aussi maléfique qu’illuminé, dévoré par une puissance paranoïaque, il projette devant ses soldats des discours incendiaires d’un Hitler extatique,  des oriflammes nazies claquant au vent et des scènes de guerre mettant en action les armées du IIIe Reich. Ces images guerrières, instrumentalisées par le nécromancien, sont autant destinées à infuser la haine et un fanatisme militariste jusqu’au-boutiste dans le cerveau de ceux qui l’écoutent, qu’à provoquer la stupeur et à répandre l’épouvante au sein des troupes du royaume de  Montagar.

Dans ce monde où la technologie a disparu, le projecteur apparaît soudainement comme l’irruption d’une science oubliée dans un monde retourné à l’âge de pierre, régi par les lois de la barbarie. Dès sa première utilisation, il devient une extension du désir de mort de Black Wolf, se colore d’un rouge écarlate, comme s’il était contaminé par l’instinct de prédateur du sorcier. Saisissant instantanément la puissance de cet objet, il en fait un extraordinaire vecteur de propagande belliciste et une arme de destruction massive, une arme absolue. Il a compris instantanément que le véritable pouvoir ne pouvait être que médiatique, que l’image, en tant qu’objet de fascination des masses, capable de tétaniser, de décerveler et, donc, de manipuler des populations entières, devait être contrôlée. Cette mise en abyme, animée par Bakshi, renvoie à tous les totalitarismes du XXe siècle. Lénine, Staline, Mussolini et Hitler ont toujours associé le cinéma à leur politique. Des trains spéciaux avec salles de projection circulaient dans les campagnes de Russie en 1918 pour vanter les mérites de la Révolution bolchévique, les studios de Cinecitta fondés en 1937 à Rome permettaient à Mussolini de glorifier le passé romain et le régime fasciste, et Goebbels contrôlait, dès 1933, les studios de l’UFA et toute l’industrie du film allemand. En digne héritier mégalomane, Blackwolf – ressemblant étrangement, avec ses longues moustaches blanches prolongées par une barbe de la même couleur, ses sourcils épais et son front surmonté d’un crâne chauve, au Ivan le Terrible de Eisenstein – est celui qui, des profondeurs de l’enfer, utilise le pouvoir de suggestion du cinéma pour mieux le pervertir et répandre un message mortel. D’un air vindicatif et les yeux fous injectés de sang, il harangue son armée de suppôts, alors que celle-ci se prépare à se mettre en ordre de bataille pour déclencher une blitzkrieg et imposer au monde un IVe Reich.

À travers cette image montrant le regard caméra hypnotique du sorcier et le faisceau lumineux du  projecteur braqué sur nous, comme pour nous mettre dans l’impossibilité de quitter des yeux ce que l’on voit, le réalisateur s’adresse au spectateur pour le mettre au défi, surtout dans un média largement dominé par les mignardises disneyennes[1], de reconsidérer les normes du cinéma d’animation, capable de se confronter à des enjeux politiques et surtout d’inviter le spectateur à l’introspection. En effet, le plan anticipe son contrechamp pour mieux passer de l’imaginaire débridé et fantasmagorique du créateur au réel de la violence contenue dans des images traumatisantes. L’effet de sidération et le choc mental et visuel que l’on ressent à la vision de la séquence résultent précisément de cette intertextualité, aussi troublante que fascinante, confrontant des personnages cartoonesques à des images d’archives renvoyant à la peste brune et au cataclysme de la Seconde Guerre mondiale. Cette hybridation des formes et la construction en miroir entre passé et futur permettent à Bakshi de mettre en scène son rapport au monde et d’affirmer, d’une part, qu’aucune société, même après Auschwitz et la Shoah, n’est immunisée contre la résurgence de l’autoritarisme et le retour des fascismes – le film est plus que jamais d’actualité – et, d’autre part, que le cinéma et le rapport aux images qu’il impose sont, ici, un puissant facteur non d’émancipation mais bien d’aliénation. Bakshi avait déjà, avec Fritz the Cat (1972), le premier dessin animé classé X, Heavy Traffic (1973) et Coonskin (1974), ses trois premiers films abrasifs remplis de sexe, de violence, de drogue et de conflits raciaux,  largement transgressé les limites du genre pour mieux décrire l’envers des mythes et les tares de la société américaine. Rappelons tout de même que, dans un esprit très proche de Wizards, les films d’animation du Tchèque Karel Zeman (L’invention diabolique, 1958) et du Français René Laloux (Les temps morts, 1964)  avaient bien défriché le terrain, en utilisant des séquences en prise de vues réelle et des dessins animés (réalisés par Roland Topor pour le second) pour dénoncer dans les deux cas la nature fondamentalement prédatrice de l’être humain et sa capacité, jamais démentie, à s’entretuer, voire à s’autodétruire.

Durant tout le film, et toujours de face, le projecteur bourdonnant apparaît à diverses reprises, déroulant de manière autonome, hors de la présence de Black Wolf, son message mortifère. Cet objet finit par se transformer en une entité hors de contrôle, ivre de la puissance des images qu’il diffuse. Pour que Montagar soit sauvé d’un anéantissement certain, il doit donc, au même titre que le sorcier, être impérativement détruit. En maintenant l’unité narrative autour de ce motif  récurrent – au-delà de la traditionnelle lutte entre le Bien et le Mal – et en télescopant magie de l’occulte et pouvoir du cinéma, Ralph Bakshi nous livre une fable politique, très anticonformiste, très en phase avec la contre-culture de l’époque, dans laquelle science, technologie, barbarie, guerre, pouvoir et propagande sont indissolublement liés.



[1] Alors que Bakshi s’est toujours efforcé d’être l’antithèse des dessins animés disneyens, l’histoire ne dit pas ce qu’il a pensé du rachat, en 2019, par la Walt Disney Compagny de la 20th Century Fox qui avait distribué Wizards. 




 

dimanche 13 juillet 2025

Le Brexit chez Danny Boyle



Dans un champ de fleurs sauvages jaunes, tout semble silencieux – quand brutalement, de ce paysage pastoral émerge le corps nu, décharné et en voie de décomposition d’un « contaminé ». Son squelette saillant est la marque extérieure d’une maladie incurable qui le ronge depuis qu’un autre de ses semblables lui a transmis la rage par une morsure fatale. En dépit de sa bouche ouverte, la créature ne parle pas, mais ses yeux écarquillés hurlent un mélange de sidération et de fureur qui le font encore, de manière troublante, ressembler à l’être humain qu’il fut. Il n’est plus qu’une créature infernale, courant à travers villes et campagnes, avec des gestes désordonnés, comme un pantin désarticulé, condamnée à errer et à croiser la route d’individus sains, rescapés de l’épidémie, pour les agresser et favoriser ainsi la propagation du virus. Vingt-huit ans après l’explosion pandémique – évoquée par le même Danny Boyle en 2002 dans 28 Days Later – trois survivants, un enfant de 12 ans, Spike (Alfie Williams), son père Jamie (Aaron Taylor-Johnson) et sa mère Isla (Jodie Comer) vont être confrontés à tous les dangers. Ils vivent au sein de la communauté de Holy Island, une île isolée au large des côtes britanniques, particulièrement fortifiée et reliée au continent par une jetée en pierres, uniquement praticable à marée basse.  

Avec les « contaminés » et les survivants de Holy Island, le réalisateur et son scénariste Alex Garland propulsent 28 Years Later sur un terrain explicitement politique en faisant de leur dernière œuvre le sismographe parfait des secousses que vient de traverser leur pays, le Royaume-Uni. Cependant, si Boyle continue de mettre en scène un monde qui échappe à tout contrôle, un monde chaotique, violent, livré à la sauvagerie et à l’instinct de survie, il le fait cette fois-ci après avoir traversé lui-même à la fois une crise politique, économique et sociale, le Brexit, et une vraie pandémie, la COVID, responsable, entre 2020 et 2025, de 228 000 décès, un nombre faisant du Royaume-Uni le pays le plus endeuillé du continent européen. Dans 28 Years Later, on retrouve le Royaume-Uni dans une situation de quarantaine qui dure depuis près de trois décennies. Coupé de l’Europe pour éviter de propager le virus, le pays est surveillé par des navires internationaux patrouillant le long des côtes. Le pays est donc isolé, confiné, la population abandonnée à elle-même. Comme celle de Holy Island. En 28 ans, cette microsociété a renoué avec les traditions anciennes, les valeurs d’un masculinisme archaïque – les jeunes comme Spike doivent subir un rite d’apprentissage en tuant des « contaminés » sur le continent – et la nostalgie de la puissance britannique d’autrefois. Dans ce monde qui se veut normalisé, les animaux de trait labourent les champs, le rouet file la laine, les arquebuses défendent l’enceinte fortifiée et les arcs et les flèches sont devenus l’horizon technologique de la communauté. Si l’on ajoute l’omniprésent portrait d’une Elizabeth II jeune, et le choix, dans la bande-son, du poème guerrier Boots (1903) de Rudyard Kipling, héraut de l’impérialisme britannique à l’époque de la reine Victoria, nous aurons la mesure de ce que pense Danny Boyle du Brexit : non pas un immobilisme, mais une régression pure et simple. En 2016, une partie de la campagne référendaire avait attisé l’idée du repli sur soi, comme un virus infectant le corps social, en faisant de l’étranger, de l’autre, l’explication de toutes les crises. La vision critique de Boyle et Garland n’est pas sans rappeler celle de Children of Men d’Alfonso Cuarón qui, en 2006, avait déjà, avec un sens de la prémonition vertigineux, anticipé le Brexit en imaginant un Royaume-Uni ultrapatriotique, aux frontières cadenassées, rejetant les immigrants et raflant toutes les personnes n’ayant pas l’heur d’avoir un passeport britannique.  

Non contents de renouer avec le cinéma postapocalyptique, Boyle et Garland infléchissent les effets du virus en le faisant muter. Preuves vivantes de ce mal absolu, les « contaminés » ont, en près de trois décennies, changé et évolué. Désormais ils peuvent revêtir des formes diverses : outre celle décrite plus haut et qui reste la plus répandue et la plus uniforme, 28 Years Later introduit les Slows-Lows, des créatures semblables à des larves gélatineuses rampantes se nourrissant de vers, ou les Alphas, des hommes anabolisés par le virus, très grands et encore plus agressifs, capables d’arracher têtes et colonnes vertébrales d’un seul geste. Dans une séquence nocturne particulièrement anxiogène et saisissante – rendue très efficace par une utilisation d’une armada de iPhones et de drones –, la course implacable d’un Alpha, poursuivant sur la jetée Spike et son père de retour à Holy Island, témoigne de la puissance de ces mutants. Ces derniers ont même su créer une société parallèle et des cellules familiales. C’est au cours d’une sortie que Isla rencontrera dans le wagon d’un train recouvert de rouille et de mauvaises herbes une « contaminée » en train d’accoucher. En l’absence du « père », un Alpha, et dans un moment de solidarité féminine troublant, la première aide la seconde à donner naissance à une enfant miraculeusement non infectée. Ce bébé, que Spike ramène à Holy Island, confirmera bien qu’au-dehors, le monde est en train de se réinventer. 

En dépit d’une fin curieuse, déconnectée, dont la chorégraphie nous renvoie à un film de wuxia (et servant surtout de prétexte pour annoncer le film suivant, 28 Years Later: The Bone Temple, d’ores déjà réalisé par Nia DaCosta et dont la sortie est prévue pour 2026), le dernier opus de Boyle s’inscrit parfaitement au cœur de l’actualité politique en ce sens qu’il pose des questions sur l’image que le Royaume-Uni se fait de lui-même – le terme de Royaume désuni apparaîtrait en fait plus approprié puisque l’Écosse et l’Irlande du Nord ont voté pour le « Remain » alors que l’Angleterre et le Pays de Galles ont penché du côté du « Leave ». Le contrôle des frontières, l’illusion de se réimaginer en forteresse figée au cœur d’un « splendide isolement[1] », l’incapacité à réunifier une société profondément divisée soulignent l’avertissement lancé par Boyle et Garland à leurs concitoyens, mais aussi au reste du monde. Ils nous disent en définitive que l’effondrement sociétal et la violence qui l’accompagne, les rues désertes des villes, les maisons abandonnées, les stations à essence devenues obsolètes faute de pouvoir distribuer un carburant désormais indisponible seront l’incarnation de ce que l’humain peut devenir s’il n’y prend garde.



[1] Politique étrangère du Royaume-Uni au 19e siècle dont la caractéristique principale était de refuser de nouer des alliances avec des pays étrangers tout en privilégiant ses propres intérêts et son empire colonial.




lundi 7 juillet 2025

La lumière et les couleurs chez Mario Bava



La terreur irrigue tout le cinéma de Mario Bava, inoculant un poison lent dans les âmes et les corps, mais aussi dans tout ce qui est susceptible, comme la lumière et les couleurs, de créer un environnement visuel cauchemardesque. Ce plan est extrait des Trois visages de la peur, un film réalisé en 1963 et divisé en trois histoires d’horreur distinctes, unies  par une introduction et une conclusion, toutes deux présentées par Boris Karloff. Chaque segment propose une nuance différente de la représentation d’une peur indicible. Il s’agit ici du premier segment intitulé Le téléphone et dans lequel Rosy (Michèle Mercier), une prostituée de luxe est harcelée par les coups de téléphone de son ancien proxénète tout juste évadé de prison. Rosy est loin de se douter que c’est son ancienne amante Mary qui transforme sa voix pour passer ces appels et qui n’a d’autre but que de la ramener dans ses bras …

Ancien étudiant en peinture, Mario Bava devient directeur de la photographie à partir de 1943 chez Roberto Rossellini, Dino Risi et Vittorio De Sica, avant de passer à la réalisation de ses propres œuvres, d’abord en noir et blanc (Le Masque du démon, 1960 et La fille qui en savait trop, 1963) puis en couleurs dont le rendu visuel, très contrasté comme ici, apparaît immédiatement singulier. Jean-Louis Leutrat souligne qu’un des usages de la couleur que fait Mario Bava est de baigner le décor et les personnages dans une dominante qualifiée de « tachiste », en ce sens qu’il ne cesse de parsemer le champ de taches colorées diverses conduisant à la bigarrure[1]. Et en effet, l’écran, divisé en trois tiers verticaux comme un découpage net de l’espace, se fait palette de peintre pour se transformer en matière vivante structurée autour de la lumière et du chromatisme. 

Dans le fragment central, se tient Rosy, attentive au moindre bruit, à la nouvelle sonnerie de téléphone qui viendra immanquablement déchirer le silence de sa solitude. Elle est dans son appartement situé en sous-sol, revêtue d’un déshabillé vaporeux. Une lumière blanche, artificielle, est projetée sur elle, piégeant son visage et le haut de son corps d’une lueur spectrale qui nimbe la jeune femme d’une aura quasi-surnaturelle.  Dans cet univers intime devenu progressivement asphyxiant et déstabilisant, un espace finalement aussi clos qu’un tableau, cette mise en lumière donne à sa peau un teint blême, suggérant qu’une partie de sa propre identité physique et mentale lui est, à ce moment, enlevée. Ce teint blafard s’accorde au vêtement semi-transparent qu’elle porte, tout autant qu’il souligne sa peur et sa vulnérabilité. Chez Mario Bava, l’esthétique, l’onirisme servent toujours d’écrin à la représentation de la souffrance, de l’effroi et de la mort qui rôde. 

Dans le tiers droit de l’image, Bava mélange le rouge de la tenture, le brun de la statue et le noir de l’obscurité, en autant d’aplats contrastés. Si le rouge apparaît adouci, d’une intensité moindre, c’est parce que l’ombre fait la part belle à cette partie du cadre. Elle semble engloutir la statue située sur un piédestal derrière Rosy, une statue dont les yeux aveugles, vides et la bouche grande ouverte hurlant une panique que personne n’entend, sont comme des abîmes où plonger. Si la dichotomie rouge / noir peut traditionnellement opposer le sang et le danger aux ténèbres, la lumière et les couleurs sont d’abord là pour souligner la primauté de la subjectivité de l’auteur. Elles sont un moyen d’enluminer la surface de l’image pour mieux hypnotiser l’œil du spectateur et donner aux déplacements de Rosy dans son appartement, un caractère étrange, hallucinatoire. En créant cette vibration chromatique oppressante, Mario Bava anticipe la violence à venir et une forme de mise au tombeau que la jeune femme, transformée en « emmurée vivante »[2], ne semble pas en mesure de freiner

Dans le tiers gauche, posés sur une lourde commode, un chandelier et un vase à deux ouvertures sont là  pour évoquer un environnement domestique, très ordonné, où chaque objet semble être à sa place. Contrairement à la statue, ils ont des contours nets parce qu’ils sont contaminés par la même lumière blanche projetée sur Rosy, prolongeant ainsi une atmosphère qui ne cherche pas à imiter la réalité, mais qui apparaît suspendue, impalpable, comme dans un espace hors du temps, et dans lequel les objets existent davantage pour l’effet pictural qu’ils génèrent que pour la symbolique à laquelle ils devraient être destinés. Chaque élément de ce  décor se plie donc essentiellement à la puissance de la mise en images, à cette seule esthétique du point de lumière, blanc ou coloré, déchirant  l’obscurité. Le réalisateur ne hiérarchise pas ces zones de couleurs et de lumière, même si Rosy attire naturellement notre regard, plus en raison de sa position centrale que par un éclairage  particulièrement marqué sur elle. C’est donc bien l’ensemble des éléments visuels dans le cadre - la musique est absente à ce moment de la séquence - qui confère à la scène son équilibre, son unité poétique et ténébreuse

Par la seule force de sa mise en scène, Mario Bava dialogue ainsi constamment entre ce qui tient de la modernité - les couleurs - et ce qui appartient à la culture populaire - le suspense, le meurtre, la peur - incarnés dans le giallo[3], dont Les Trois visages de la peur et Six femmes pour l’assassin, réalisé l’année suivante, poseront les bases. En soulignant ainsi le potentiel pictural de l’image cinématographique, Mario Bava trouve dans l’affirmation de la lumière et du chromatisme des alliées pour développer sa propre identité. En tant qu’épigone, Dario Argento saura, particulièrement avec la trilogie Suspiria (1977), Inferno (1980) et Ténèbres (1982), porter à son paroxysme cette tension visuelle, baroque et fascinante. 

 


[1] Jean-Louis Leutrat, Vie de fantômes, le fantastique au cinéma, Éditions de l’Étoile / Cahiers du cinéma, 1995, p.115.

[2] L’Emmurée vivante, un film de Lucio Fulci (1977).

[3]  Le giallo fait référence à la couleur jaune des couvertures de romans policiers édités à partir des années 1920 dont les trames narratives seront transposées à l’écran des années 1960 aux années 1990. Il va désigner tout un pan du cinéma d’horreur italien mêlant intrigues policières, suspense, horreur et érotisme, et dont les figures emblématiques, outre Mario Bava, sont Dario Argento, Riccardo Freda ou Lucio Fulci.




lundi 16 juin 2025

Le fleuriste chez Ben Affleck


Nous avons beau nous dire que les fleurs ne sont que des fleurs, lorsque Doug MacRay (Ben Affleck) entre dans cette boutique florale du quartier de Charlestown à Boston, il sait déjà que son chemin ne sera pas bordé de roses. Responsable d’un gang spécialisé dans les cambriolages de banques et les attaques de fourgons blindés, il veut changer de vie, se défaire de son passé trouble et de la violence pour fuir la ville et le crime organisé en compagnie d’une femme, Claire Keesey (Rebecca Hall), dont il vient de tomber amoureux. Mû par une loyauté à l’ancienne, il tient à informer son commanditaire et patron, Fergie Colm (Pete Postlethwaite) de ses intentions. Dans cette séquence de The Town (Ben Affleck, 2010), Fergie est, côté pile, le propriétaire de la boutique et, côté face, le parrain particulièrement impitoyable de la mafia locale. Visuellement, la séquence décline toute une série de signes précisant la place et le pouvoir de Fergie. 

Le premier signe est visible à sa gauche. Tranquillement assis, les bras croisés, un garde du corps, Rusty (Dennis McLaughlin), veille à la sécurité de son patron. Il a, à portée de main, un fusil à pompe caché pour le moment sur une étagère. Avec son flegme taiseux et son visage inexpressif, il fait penser à Al Neri (Richard Bright), le tueur chargé des basses besognes du Don, omniprésent, toujours filmé en arrière-plan, dans les trois Godfather de Francis Ford Coppola. Comme lui, il est une figure du mal, un personnage faustien et l’incarnation des rapports de vassalité qui unissent tous ceux qui gravitent autour de Fergie. Il sait où est sa place et ne partage aucune autre ambition que de servir son seigneur et maître. Tout à la fois homme de la périphérie et du premier cercle, il personnifie ce bras armé, cette prolongation muette du caractère implacable et inquiétant du parrain. 

L’autre signe est le désépinoir que Fergie tient fermement dans sa main droite. En faisant glisser, de plusieurs coups secs et précis, la lame du couteau le long des tiges des roses, il donne l’impression, en enlevant les épines, de lacérer les désirs d’émancipation rédemptrice de Doug. Les mots qu’il prononce d’une voix profonde sont tout aussi tranchants : « Fils, j’ai connu ton père, il travaillait pour moi pendant des années. Puis il a voulu monter sa propre affaire. Quand il m’a laissé tomber, j’ai fait goûter à ta mère des produits chimiques. Ah, elle s’est droguée comme il faut. Elle s’est pendue à un fil de fer. Ton père n'a pas eu le cœur de dire à son fils qu’il cherchait une droguée suicidaire qui ne reviendrait jamais à la maison. S’il y a un paradis, fiston, elle n’y est pas ». Non content de reconnaître ce crime, que Doug ignorait jusqu’à présent, Fergie va jusqu’à menacer d’assassiner Claire si son comparse ne participe pas, comme le premier l’ordonne, au braquage de Fenway Park, le stade de l’équipe de baseball locale. Comment ne pas penser au même chantage que celui que Rico Angelo (Lee J. Cobb) exerçait contre l’avocat véreux Thomas Farrell (Robert Taylor) à propos de Vicki Gay (Cyd Charisse) dans Party Girl (Nicholas Ray, 1958) ?   

Enfin, le dernier signe, et le plus important, est le corps de Fergie, un corps pris dans sa totalité, source de magnétisme morbide, en ce sens qu’il porte l’empreinte de la solitude et de la mort. Avec son corps sec, légèrement voûté, son visage émacié au teint hâve, ses traits osseux, il donne l’impression d’être un vautour prêt à fondre sur sa proie.  Ses yeux pareils à deux trous noirs fixent intensément Doug, le toisent, comme un air de défi et de mépris. De ce langage corporel exprimé avec une économie de moyens et de gestes - à l’exception des coups de couteau -, exsudent une brutalité, une rage froide et perverse, s’apparentant à une joie sadique, une volonté de faire plier le monde à sa soif de domination et de pouvoir. Ce corps fait littéralement ressentir quelque chose d’intérieur, comme s’il était contaminé par des métastases. Cette situation est d’autant plus troublante que nous savons que Pete Postlethwaite était à ce moment déjà malade et qu’il mourra d’un cancer du pancréas l’année suivante. Ce qui rend le personnage de Fergie si mémorable - alors qu’il n’apparait en tout et pour tout que quelques minutes dans le film -, c’est non seulement la puissance du jeu de l’acteur, sa capacité à suggérer une effroyable menace, mais aussi sa vraisemblance, très éloignée de la dimension romantique et tragique d’un Vito Corleone : Fergie est d’autant plus redoutable que son tribalisme rigide et brutal, s’exerce de manière impitoyable et ne souffre aucune exception. Personne ne quitte son organisation sans en payer le prix. 

J'avancerai, pour terminer, que la représentation de la violence chez Ben Affleck s’exprime moins dans les scènes de braquage de The Town que dans la cruauté d’individus isolés comme Fergie. Rien d’étonnant donc à ce que cette boutique de fleurs soit le théâtre d’un affrontement mortel entre deux hommes dont l’un refuse l’apostasie de l’autre.  Il est difficile de ne pas y voir l’antichambre de l’enfer. 




mardi 27 mai 2025

Le voyage chez Jerry Schatzberg



Quelque part en Californie, deux hommes, qui ne se connaissent pas, se retrouvent des deux côtés d’une route pour faire de l’auto-stop. À gauche du plan, Max Millan (Gene Hackman) vient de purger une peine de prison de six ans pour violences aggravées, et cherche à se rendre à Pittsburgh pour monter une entreprise de lavage de voitures. En face se tient Francis Lionel Delbuchi (Al Pacino) qui, après avoir passé cinq années dans la marine pour fuir une paternité qu’il ne désirait pas, a désormais pour objectif d’aller à Détroit pour retrouver sa femme et cet enfant qu’il n’a jamais connu. Dès les premiers plans de Scarecrow (1973), ce joyau humaniste mais dépressif du Nouvel Hollywood, Jerry Schatzberg met en scène l’interaction entre deux hommes et un espace. 

Cet espace, ici, prend en effet toute sa place. Magnifiquement photographiée par le chef opérateur Vilmos Zsigmond, la Californie est ce paysage de collines et de plaines s’étendant à perte de vue, jaunies par la brûlure du soleil, que l’ombre, même bienfaisante, des arbres disséminés ne parvient pas à apaiser. Une chaleur sèche envahit le plan, une chaleur qui palpite et ne désarme que rarement. Les rafales font onduler comme des vagues les branches des sycomores, et les nuages de poussière dévalent les reliefs pour mieux battre les flancs des hommes, s’infiltrer partout et assécher encore davantage les sols. Cette ruralité couleur paille fait penser aux tableaux contemplatifs et mélancoliques de Andrew Wyeth, comme April Wind, Winter Fields ou Turkey Pond, des tableaux dont les couleurs, particulièrement celles des ciels, semblent toujours atténuées, comme délavées de leur énergie primaire. Chez Schatzberg, la Californie n’est pas ce pays de cocagne, ce jardin fleuri, que découvre la famille Joad dans The Grapes of Wrath (John Ford, 1940 d’après le roman de John Steinbeck) avec ses vergers et ses vignobles nourris par l’humide et riche printemps, mais une terre nettoyée de sa verdure et surtout de sa métaphysique. Cet espace de tous les possibles, de toutes les opportunités, cet eldorado dont l’existence faisait miroiter les espérances, n’est plus. À l’exception de la route, personne ne circule librement à travers ces champs. Les clôtures en fil de fer barbelé sont là pour le prouver. Elles délimitent des terres agricoles et d’élevage domestiquées et contrôlées, renforçant ainsi les droits de propriété. L’époque des open ranges, ces pâturages ouverts, est depuis longtemps révolue et, avec elle, une certaine idée de la liberté de déplacement. Quelques instants auparavant, Max avait justement eu toutes les difficultés à se frayer un chemin à travers les barbelés pour rejoindre la route, comme pour mieux métaphoriser tous les obstacles qu’il aurait à surmonter avant d’arriver à Pittsburgh. 

Cette route justement. Le plan donne l’impression qu’elle court tout droit vers les collines pour mieux disparaître dans le ciel immense, un ciel vaporeux qu’aucun nuage ne vient pour l’instant perturber. Dans le cinéma américain, elle offre souvent un paysage poétique propice à la découverte de soi, à l’exploration de ses propres frontières, à l’image de la « route en briques jaunes » qu’emprunte Dorothy Gale (Judy Garland) en direction de la cité d’émeraude (The Wizard of Oz, Victor Fleming, 1939). Elle est la promesse d’un ailleurs, l’espérance de lendemains qui chantent comme le pensent le Vagabond (Charlie Chaplin) et la Gamine (Paulette Goddard) qui, bras dessus bras dessous, s’éloignent vers l’horizon dans le dernier plan de Modern Times (Charles Chaplin, 1936). Mais, contrairement aux déplacements d’est en ouest des pionniers ou des Okies[1], ces paysans qui partaient sur la route pour fuir la crise économique des années 1930, Max et Francis, rebaptisé Lion par le premier – nouvelle allusion au film de Fleming, avec le lion peureux, le troisième personnage que rencontre Dorothy –, tournent le dos à la Californie pour se rendre dans leur pays d’Oz, là-bas très loin vers l’est. Ils prennent la même route que Wyatt (Peter Fonda) et Billy (Dennis Hopper) dans Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) ou que le Conducteur (James Taylor) et le Mécanicien (Dennis Wilson) dans Two-Lane Blacktop (Monte Hellman, 1971). Plus fréquentée par les tumbleweeds que par les voitures ou les bus, la ligne de bitume séparant les deux hobos souligne deux solitudes respectives. Ils ont chacun des rêves plein la tête, des rêves et des désirs censés dissimuler leurs blessures intérieures. Pour eux, la route est tout autant une réalité matérielle qu’un itinéraire, un voyage destiné à donner un sens à leur existence. Max ignore Lion dans un premier temps, muré dans un enfermement bourru et désenchanté, alors que le second, plus extraverti, fait tout pour attirer son attention. Pour le moment, leurs regards fouillent l’horizon en attente de la voiture ou du camion qui leur permettrait – individuellement – de se diriger au-delà de l’horizon.  À cet instant, l’un des deux n’est pas du bon côté de la route. Pour partir dans la même direction et unir leur destinée, il faudra, à la fin de la séquence, la défaillance du briquet de l’un et les allumettes de l’autre pour que les deux vagabonds soient réunis autour du cigare de Max.  

Avec « rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route[2] », Max et Lion incarnent ces âmes perdues, ces accidentés de la vie chers au Nouvel Hollywood qui a su filmer les marginaux, les déclassés et tous ceux qui, prédestinés à être des losers et à le rester, ne parviennent pas à trouver une place dans la société américaine. La simple vision de la route agit néanmoins comme une promesse d’histoire, une promesse d’amitié, une promesse d’un destin libéré des liens du passé. Elle peut construire ou détruire celles et ceux qui l’empruntent ou tout simplement, comme Oz, n’être qu’une illusion. Pour Max et Lion, le voyage ne fait que commencer…



[1] Habitants de l’Oklahoma.

[2] Jack Kerouac, Sur la route, Gallimard, 1999.


mercredi 30 avril 2025

L'enfermement chez Margarethe von Trotta

 

La séquence d’ouverture de Rosa Luxemburg (Margarethe von Trotta, 1986) donne à voir le personnage principal dans la situation qui sera la sienne entre 1914 et 1919. C’est en effet emprisonnée que Rosa Luxemburg (Barbara Sukowa), cette figure révolutionnaire de l’aile gauche de l’Internationale ouvrière, cofondatrice avec Karl Liebknecht de la Ligue spartakiste, passera l’essentiel des dernières années de sa vie. Arrêtée à plusieurs reprises au début de la guerre, elle est réincarcérée en 1916, autant pour avoir appelé les prolétaires allemands et français à l’insoumission qu’en raison de son militantisme anti-impérialiste et anticapitaliste. Au cours de cette détention, elle bénéficie néanmoins d’une relative liberté de mouvement, particulièrement au moment de ses promenades dans le chemin de ronde de la prison militaire de Wronke, près de Poznan en Posnanie, une région appartenant à l’Empire allemand.

Ce plan en plongée crée des impressions qui sont habituellement rattachées à cet angle de prise de vue : écrasement physique et psychologique du personnage, marche lente propice à l’abattement, poids de la fatalité. Il suffirait que la caméra se penche au-dessus de la barrière en métal pour que nous ressentions un sentiment de vertige ou tout au moins de déséquilibre. Ce n’est en fait qu’une impression, parce que la grande militante du mouvement ouvrier, la théoricienne de l’action politique qui avait l’habitude de haranguer les foules, même empêchée, même isolée, reste combative. Elle écrit beaucoup, particulièrement à Sonja, la femme de Karl Liebknecht, et poursuit son combat en rédigeant de nombreux essais politiques. Il faut bien cette espérance pour oublier que les murs d’une forteresse vous entourent.  

Cet enfermement est souligné par une géométrie carcérale composée de verticales, d’horizontales et de diagonales, autant de signes visuels et sémantiques exprimant l’enfermement de Rosa, comme un champ lexical pourrait le faire pour un lecteur. Les verticales sont matérialisées par les murs sinistres de la prison. À gauche et à droite du cadre, ils s’apparentent à deux falaises infranchissables dont les masses semblent prendre en tenaille la frêle silhouette qui déambule au milieu de cette allée. C’est donc moins la position de la caméra que la disproportion entre sa petite taille et les énormes volumes de la forteresse qui écrase Rosa. Ces murs chargés d’une menace sourde nous font ressentir tout autant l’oppression d’un univers fermé de toutes parts que la coercition physique et politique d’une femme par un ordre militaire et politique. Les ouvertures visibles à droite et que nous devinons grillagées renforcent ce sentiment de monde clos, replié sur lui-même, étouffant, en dépit de la promenade à l’air libre que Rosa peut effectuer quotidiennement.  Les horizontales, quant à elles, composées de deux longues barres de fer – le garde-corps d’une passerelle dirait-on – servent à isoler encore davantage la prisonnière. Permettant d’orienter notre regard, le rectangle central  délimité par deux balustres, comme un cadre dans le cadre, enserre Rosa confirmant, sur le fond comme sur la forme, un double emprisonnement. Les diagonales, enfin, délimitées par la base des murs, forment autant de lignes de fuite venant se fracasser contre l’enceinte de la prison, bien visible dans la profondeur de champ. L’absence d’horizon rend donc impossible l’idée d’une dynamique de la fuite. Il n’y a pour le moment aucune alternative, aucune échappatoire à cette claustration contrainte. Alors qu’en dehors de ces murs résonne dans toute l’Europe le fracas des armes, l’impression d’un autre danger, d’un autre drame à venir est palpable.

Ces signes ne disent pas tout de l’image. Il fait gris, de ce gris toujours triste, toujours maussade, un gris propre au vague à l’âme, au recueillement. La scène se passe en automne, mais de cet automne qui sous ces latitudes ressemble déjà à l’hiver. Les arbres figés dans la froidure ont, depuis longtemps, perdu leurs feuilles, et un manteau de neige, suffisamment mince cependant pour que nous puissions encore faire la différence entre le ciel et la terre, recouvre le sol. La réalisatrice choisit à cet instant de faire coïncider deux espaces de représentation : nous voyons le personnage, mais nous entendons aussi, en off, sa voix intérieure, qui, tout en nous prenant à témoin, nous fait aussi partager le contenu d’une des très nombreuses lettres[1] que Rosa a, durant sa détention, écrites à Sonja Liebknecht. Cet échange épistolaire dit toute sa détermination à poursuivre la lutte, mais aussi toute sa mélancolie : « Vous êtes amer de mon long emprisonnement et vous vous demandez comment il se fait que certains puissent décider du sort des autres ? Mais c’est justement sur cela que repose l’histoire de la civilisation. Seul un développement nouveau et douloureux peut apporter le changement. Mais cela ne dit rien sur la totalité de la vie et de ses multiples formes. Pourquoi y a-t-il des mésanges bleues dans le monde ? Je suis vraiment heureuse qu’elles existent. Et cela me réconforte profondément lorsque, par-dessus les murs de la prison, j’entends leurs gazouillis au loin. » Avec le choix de mettre en avant cette voix off, la réalisatrice nous dit qu’en dépit de ou grâce à ? – l’enceinte fortifiée, Rosa a réussi à construire un univers rendant sa détention plus supportable. Même emprisonnée, elle ne renonce à rien – si elle ne pouvait pas écrire et parler, probablement hurlerait-elle –, ni à son combat pour écarter l’injustice, la misère sociale et tous les tourments qui menacent les hommes, et encore moins à son amour pour la nature et pour la vie. Elle s’attache à la couleur du ciel, au passage des saisons, aux animaux, aux plantes. Même les pierres des murs qu’elle longe quotidiennement retiennent son attention : « Je connais la moindre pierre, la moindre herbe qui pousse entre les pavés. Mes yeux qui ne peuvent se poser sur un coin de verdure cherchent avidement dans la couleur des pierres, un peu de variété et de couleurs.[2] » Rosa Luxemburg ou comment faire face, garder sa dignité et sa conscience.

Cinéaste féministe, Margarethe von Trotta excelle dans l’analyse des comportements humains en général et féminins en particulier. Elle ne cesse de mettre en scène des femmes allemandes jusqu’au-boutistes, pensant par elles-mêmes et toujours en prise avec leur époque. À l’instar de Christa Klages (Le second éveil de Christa Klages, 1978) ou de Marianne (Les années de plomb, 1981), Rosa Luxembourg est une femme insoumise, farouchement insurgée contre la violence d’État, une rebelle désirant ardemment changer la société et considérée pour cela par les autorités comme une ennemie de l’intérieur. Elle le paiera de sa vie. Libérée en 1918, la militante avait à peine quarante-huit ans lorsqu’elle fut assassinée le 15 janvier 1919 en pleine révolution allemande par les Corps francs, une milice d’extrême droite, dont de nombreux membres rejoindront, quelques années plus tard, les SA, la formation paramilitaire du parti nazi.

 

 



[1] Rosa Luxemburg, Lettres de prison, Éditions Berg International, 2012.

[2] Ibid., p.37.




dimanche 27 avril 2025

L'engloutissement chez Michael Mann


Ce plan extrait de The Last of the Mohicans (Michael Mann, 1992) est saisissant.
À la suite d’un affrontement aussi âpre que fulgurant, Chingachcook (Russel Means) vient d’envoyer le perfide Magua (Wes Studi) au pays des chasses éternelles. Témoin de cette confrontation, le fils adoptif du premier, Nathaniel, dit Œil de Faucon (Daniel Day-Lewis), n’a aucune raison de rester plus longtemps sur cette corniche rocailleuse bordée, d’un côté, par une falaise abrupte et, de l’autre, par un à-pic vertigineux. 

Cette nature minérale hostile qui vampirise le cadre est au service de la dramaturgie. Elle recèle mille dangers et menace à tout moment d’écraser des personnages, réduits à de simples silhouettes. Il n’y a plus d’horizon, plus de séparation entre le ciel et la terre, il n’y a qu’une masse rocheuse, une matière à l’état brut, d’une beauté sauvage, compacte, dépouillée et rugueuse, qu’il faut contourner à défaut de pouvoir la traverser. La paroi granitique, sombre et menaçante, hors de toute échelle humaine, telle un fronton grandiose taillé et lacéré par l’érosion, renvoie aux origines du monde, comme pour mieux se donner en spectacle et rendre dérisoires les passions humaines, comme pour mieux éclipser le récit dramatique et montrer qu’il existe des forces plus grandes au monde que les conflits opposant, dans le cadre de la French and Indian War, les Anglais, les Français et les tribus autochtones. Aucun bruit ne vient rompre le silence qui s’est abattu sur la corniche, un silence si profond qu’on eût dit que nul combat au corps-à-corps n’avait trouvé son dénouement ici-même, il y a quelques secondes. En disparaissant progressivement dans le coin inférieur gauche du cadre, Nathaniel semble littéralement s’enfoncer dans les entrailles de la Terre. Il donne donc l’impression, non pas de rejoindre un hors-champ relié imaginairement à cet espace montagneux, mais d’être une partie intégrante de la nature environnante, de faire corps, de manière intime et harmonieuse, avec la matière. Il participe ainsi de ce décor au même titre que Chingachcook, son frère Uncas (Eric Schweig) et les Hurons qu’ils pourchassent, à l’inverse des soldats français et britanniques qui apparaissent, dans ces vastes étendues, raides et engoncés dans les certitudes colonisatrices et hégémoniques de la vieille Europe. Bien que d’origine européenne, Nathaniel s’est totalement adapté à la contrée forestière qu’il parcourt depuis des années. Il connaît les moindres recoins de la « Frontière », cette limite des terres colonisées qui ne dépasse pas en 1757 la chaîne des Appalaches, n’hésite pas à s’enfoncer dans les profondeurs de la wilderness, se meut aisément sous les frondaisons avec la même agilité que celle du cerf qu’il a pisté et abattu au cours du prologue du film. Doté d'une image mentale du pays, Nathaniel est le fils primitiviste de cet espace qu'il s'est approprié en homme libre, fier et indomptable. 

Dans le film de Michael Mann, comme dans les romans de James Fenimore Cooper, la nature sert métaphoriquement de toile vierge sur laquelle s’impriment - ou pas - les personnages. La compétence de chacun se mesure toujours à sa capacité à se fondre dans son environnement. Si Nathaniel incarne le désir d’un paysage éternel, romantique et rousseauiste, il ne peut empêcher l’avancée de la civilisation qui apparaît, à cet instant inexorable, une civilisation qui n’aura de cesse de domestiquer ces immenses territoires.  C’est en toute lucidité qu’il contemplera, dans la dernière séquence du film, « la majesté d’un paysage voué, sinon à disparaître, du moins à être cadré, privatisé et normé »[1].



[1] Jean-Baptiste Thoret, Michael Mann, Mirages du contemporain, Flammarion, 2021, p.166




mardi 1 avril 2025

La haine chez Delphine et Muriel Coulin


Autant charge politique contre l’extrême-droite que tragédie familiale, Jouer avec le feu (2024) est un film qui sait mettre en valeur un contexte plus que jamais d’actualité et des personnages servis par un trio d’excellents comédiens. En France, à Villerupt, un bastion industriel de Meurthe-et- Moselle proche de la frontière allemande, Pierre Hollenberg (Vincent Lindon) est un cheminot d’une cinquantaine d’années à la fierté prolétarienne chevillée à l’âme et au corps. Veuf depuis peu, il travaille surtout la nuit sur les catenaires de la SNCF, mais donne tout son temps libre et tout son amour à ses deux enfants, âgés respectivement de vingt-deux et de dix-huit ans. Lorsqu’il se rend compte que son fils ainé Félix (Benjamin Voisin) commence à fréquenter un groupuscule suprémaciste blanc particulièrement violent, son quotidien bascule dans une incompréhension d’autant plus abyssale que son fils cadet Louis (Stefan Crepon) fait, lui, de si brillantes études qu’elles le conduiront à La Sorbonne à Paris. 

Avec ce même réalisme social qui fait penser au cinéma des frères Dardenne, les sœurs Coulin s’affranchissent de tout sentimentalisme - pas de retour au bercail de la brebis égarée -, de tout stéréotype - les frères ne sont jamais opposés, mais s’aiment d’un amour fraternel et complice, en dépit de leurs différences -, de toute violence graphique - à l’exception d’une séquence nécessaire - pour mieux cerner, comme une parfaite métaphore de la France d’aujourd’hui et au-delà, les déchirements d’une famille. Une violence nécessaire ai-je dit plus haut. En effet, dans une séquence particulièrement mortifère, les réalisatrices vont jusqu’au bout de leur propos, malgré le malaise qui nous saisit. En suivant Fus à son insu, son père découvre toute la noirceur et la violence de ces néofascistes, ce noyau dur des extrémistes qui fascinent tant son fils. Entrant dans une usine désaffectée qui sert de quartier général à cette organisation xénophobe et dans laquelle, en guise de distractions, des sports de combat clandestins sont organisés et encouragés par des spectateurs au bord de l’hystérie, Pierre tente de raisonner son fils, un fils manifestement davantage préoccupé par le spectacle en cours que par les suppliques de son père. Les visages dans la foule - et particulièrement celui de Fus - déformés par la haine et filmés en gros plan sur un rythme rapide et heurté, embrasent le cadre dans une sorte de fureur collective. La caméra nous entraîne au cœur du chaos, au cœur d’une confrérie d’où les femmes sont exclues et dont le dénominateur commun est le masculinisme et la haine de l’autre. Ce sera la seule plongée dans cet univers ultradroitier, dans lequel désigner des ennemis de l’intérieur pour mieux les éliminer a tout d’une mécanique infernale.  Pierre reste tétanisé à la vue de son fils et de ces hommes qui n’ont d’autre fraternité que celle de partager une idéologie raciste et identitaire au service d’une vision autoritaire de la société. Ressemblant à un gigantesque pandémonium, tant le bruit et la fureur saturent le champ, cette ancienne usine est le réceptacle d’une sauvagerie qui sait aussi s’exprimer en-dehors de ses murs. L’itinéraire de Fus apparaît alors tout tracé, semblable à une marche funèbre orchestrée par le destin. Sa connaissance du monde s’apparente à une expérience du vide, une expérience qui va le mener au pire dans une affaire qui ressemble au meurtre de Clément Méric, un jeune militant antifasciste assassiné le 5 juin 2013 à Paris par une bande de skinheads. 

Jouer avec le feu s’inscrit dans l’époque formidable que nous vivons, pleine de confusion et d’inversion des valeurs, pleine de ce nationalisme dévoyé irriguant toutes les strates de nos sociétés, pleine du rejet de l’étranger imprégnant les politiques gouvernementales de nos démocraties, pleine enfin de cette rhétorique de l’extrême-droite s’infiltrant dans les cerveaux pour mieux profiter des dérives d’un capitalisme débridé, des frustrations liées aux mensonges, à la cupidité et aux déréglementations voulues par tous les libertariens de la planète. Tout cela, je le répète, n’est pas montré dans le film des sœurs Coulin, mais sert d’écrin à leur propos, un propos anxiogène tant l'activisme de ces groupements radicaux prêts à un découdre se nourrit de plus en plus des diatribes médiatiques des populistes. 




jeudi 27 mars 2025

Le décor chez David Lynch


Chez David Lynch, l’image est moins la représentation d’une réalité objective que la matérialisation de l’univers mental d’un personnage avec tout ce qu’il peut contenir d’obsessions et de tourments. Dans Eraserhead (1977), son premier long métrage, il a su immédiatement trouver les éléments tant visuels que sonores pour illustrer ce qui s’apparente à un univers fantasmagorique, cru et oppressant, à un cauchemar éveillé. Dans un noir et blanc crépusculaire, Lynch filme d’abord un environnement et une atmosphère. 

Il fait nuit et la ville est déserte. Un homme, Henry Spencer (Jack Nance) émerge de l’obscurité et du silence, glisse telle une ombre à peine contrariée par la lumière blafarde et vaporeuse d’un lointain lampadaire. Nulle errance dans sa démarche, mais une certitude du chemin à parcourir puisqu’il rentre chez lui. À l’exception de sa coiffure sculptée à la dynamite, son aspect vestimentaire composé d’un costume noir deux pièces, d’une chemise blanche et d’un sac de courses fermement maintenu dans le creux de son bras droit lui donne toutes les apparences de la normalité. Pourtant, le paysage industriel qu’il traverse, un dédale d’acier et de béton tout en lignes verticales et horizontales, nous plonge dans un décor insolite[1], comme s’il s’enfonçait dans les entrailles d’un monstre d’acier pétrifié. Parsemé de terrains vagues, de trous d’eau croupie, d’immeubles délabrés à la peinture écaillée et de kilomètres de tuyauteries dévorées par la rouille, cet espace sinistré, écrasant, d’une âpreté brute, très graphique, dont nous ne savons rien mais qui a tout de la friche industrielle, insaisissable et en apparence invivable, relève davantage d’une esthétique de la désolation propre au fantastique que d’un réalisme social et économique. Il suggère tout autant un microcosme dystopique d’acier et de béton qu’un no man’s land funèbre et inquiétant dont la vie et la nature ont été exclues. Henry longe des bâtiments insalubres qui se ressemblent tous, des bâtiments gris aux fondations branlantes sentant la moisissure, tristes comme dans les mauvais rêves, tristes comme un monde terrestre aux illusions perdues et aux rêves brisés, figé dans le temps, répulsif et donc hostile. Le site désaffecté est devenu une décharge de ferraille, insalubre, dont la présence fantomatique de l’ancienne activité humaine hante encore les lieux. Ces herbes folles et cette terre stérile ont une tonalité étrange, inquiétante, propice au cauchemar d’une nuit sans fin puisque cet espace est déjà retourné à une forme de sauvagerie, à l’image de cet énigmatique machiniste difforme au visage couvert de pustules et au corps nu horriblement scarifié qui, dans le prologue du film, tire fiévreusement sur des manettes comme autant de leviers provoquant de mystérieuses réactions dans le cerveau de Henry Spencer. 

Mais l’image seule ne suffit pas à traduire l’inquiétude du plan. Une bande sonore particulièrement obsédante et dissonante – conçue par David Lynch lui-même en collaboration avec son monteur son Alan Splet – semble sourdre de la ville. Constitué d’un grondement continu, de bruits d’usine, de sirènes, de vibrations de marteaux-pilons et de sifflements de vapeur s’échappant de tuyaux, mais aussi de sons synthétiques aussi froids que mécaniques, ce bruitage en parfaite adéquation avec l’univers urbain fracturé qu’arpente Henry, ne peut être qu’intérieur, comme autant d’acouphènes déstabilisants, comme autant de parasites vrillant son cerveau, puisqu’aucune source sonore ne provient de l’espace environnant, même hors champ. De la première à la dernière seconde du film, le son et l’image s’interpénètrent, suintent d’une émotion brute à l’instar des bruits atypiques et expérimentaux que Lynch avait déjà utilisés dans The Grandmother, un court métrage réalisé en 1970.  « Eraserhead est un film qui se décrit plus qu’il ne se raconte, un film qui s’audio-visionne plus qu’il ne s’explique et ne s’élucide par les mots[2]. » Chez Lynch, le malaise est donc tant auditif que visuel. L’étrangeté de cet environnement et sa poésie ténébreuse renvoient à un sentiment d’isolement et de réclusion particulièrement anxiogène. Ici, Henry Spencer ne fait pas que traverser le décor, il y est pour l’instant enlisé, emprisonné, comme nous le verrons, dans sa chambre sordide dont l’unique fenêtre est scellée par un mur de briques. Ce décor aussi effrayant qu’envoûtant est bien la projection mentale de son personnage, une excroissance d’un inconscient perturbé par des blessures psychologiques, des pulsions refoulées et des pensées secrètes. Nulle réalité objective donc, mais une forme d’abstraction pure, surréaliste et intemporelle, un voyage initiatique dans les abysses du subconscient, une vision subjective projetée par le labyrinthe cérébral d’un homme. Pour Lynch, la topographie et le psychisme ne font qu’un. La stratégie du réalisateur porte donc moins sur le contenu du film que sur la forme de l’image et les sensations qu’elle peut générer dans l’inconscient des personnages, mais aussi du spectateur.    

Il est tout à fait fascinant de constater que ce décor, filmé essentiellement la nuit, préfigure les photographies en noir et blanc des sites industriels désaffectés[3] que Lynch prendra entre 1980 et le début des années 2000 en Angleterre, en Pologne, dans l’état de New York ou dans le New Jersey. Baignées d’un noir et blanc très expressionniste et particulièrement onirique, elles témoignent du tropisme lynchéen pour les vestiges de la Révolution industrielle du 19e siècle avec ses cheminées photographiées comme des sémaphores d’acier, ses bâtiments en briques aux escaliers métalliques interminables recouverts de poussière et de gravats, ses amalgames rampants de tuyauteries rouillées luttant contre une végétation voulant inexorablement reprendre ses droits. Nous imaginons le cinéaste rôder dans ce monde qui s’en est allé, tel une fourmi au milieu de ces géants, hypnotisé par la mémoire mélancolique et tragique de ces lieux désormais inhabités. « L’industrie chez moi suscite une certaine peur. Parfois, ces usines capturent une certaine odeur de la ville. Mais surtout, c’est une sorte de beauté liée au feu et à la fumée, au béton, au verre et à toutes sortes de pièces mécaniques incroyables. Et la nature les réclame. Tout cela est une danse. Et c’est magnifique d’être dans cette danse et de la photographier », dit Lynch[4]. Ces témoins lugubres et fantomatiques d’une hubris technologique lui rappelaient les friches de Philadelphie, où il vécut au milieu des années 1960, et qui le fascinaient tant parce qu’elles racontaient des histoires de progrès, d’effondrement, d’abandon et donc de mort. Cette déchéance ressemble par ailleurs étrangement à celle du fœtus de Eraserhead, une figure de cauchemar, sans bras ni jambes, pourrissant progressivement de l’intérieur, une figure effrayante, toujours associée, selon l’exégèse lynchéenne, au refus de la parentalité, mais qui peut être aussi le reflet de notre propre et inévitable dégénérescence mentale et physique.

 

 


[1] Ce décor faisait partie des écuries et des dépendances du manoir Greystone Mansion à Los Angeles qui avait été loué par le American Film Institue où Lynch étudiait au début des années 1970.

[2] Jean Foubert, L’art audio-visuel de David Lynch, L’Harmattan, 2009, p. 195.

[3] Petra Giloy-Hirtz, David Lynch: The Factory Photographs, Prestel Editions, 2014.

[4] « David Lynch’s Factory Fantasyland », Dazed, 25 mars 2014. <https://www.dazeddigital.com/photography/article/18954/1/david-lynch-s-factory-fantasyland>