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mercredi 20 août 2025

Le dernier solo chez Spike Lee


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Face à nous, le long corps de Bleek Gilliam (Denzel Washington, photogramme 1) s’agite, reste à peine deux secondes dans la même position, mais toujours le dos cambré par la pression qu’il insuffle dans l’embouchure de son instrument et les doigts de la main droite s’agitant frénétiquement sur les pistons. 

Dans le Beneath the Underdog[1], un club de jazz de Brooklyn, le trompettiste fait vaciller convulsivement le quintet qu’il dirige. Les notes en cascade qu’il joue traduisent une urgence, une fièvre contagieuse et hypnotique qui se transmettent aux autres musiciens, dont le batteur Rhythm Jones (Jeff « Tain » Watts dans son propre rôle) derrière lui. Cette explosivité et ces stridences sont mues par une puissance intérieure, une énergie et un souffle que Bleek ne cherche pas à retenir. Il hurle, gémit, marque d’un sceau poignant et tourmenté, mais d’une force vitale tout son solo. Le trompettiste se met à nu, repousse les limites de son jeu, le fait voler en éclat pour mieux se jeter à corps perdu dans une improvisation toute en suraigus que ses collègues, pourtant brillants, peinent à suivre. Le vertige qu’éprouve Bleek s’apparente à un état de transe, un état lui permettant d’ouvrir et de franchir « les portes de la perception » pour parvenir à un état de conscience et atteindre, des doigts et des lèvres, un univers que seuls les plus grands musiciens empruntent. Cet univers est celui qui permet d’aller, au-delà de la technique, du savoir et de l’expérience, au plus profond de soi-même, de faire de la musique une question de vie ou de mort, de se mettre en danger parce que tout retour en arrière est impossible. Toute l’intensité du concert live, de la puissance volcanique d’un groupe de jazz, avec ses envolées, ses brisures et ses débordements se ressentent de manière viscérale à ce moment précis. Dans ce tumulte sonore, c’est toute la scène qui semble s’embraser et rougeoyer comme de la braise sous la lumière des projecteurs. Bleek est en train de jouer le solo de sa vie, le solo le plus abouti, le plus démesuré, sans savoir que celui-ci sera le dernier de sa carrière.

Dans cette séquence paroxystique de Mo’ Better Blues (Spike Lee, 1990), si le trompettiste joue d’une façon aussi possédée, aussi jusqu’au-boutiste, c’est parce qu’il vient de voir son ami d’enfance et agent du groupe Giant (Spike Lee, photogramme 2), se faire embarquer par deux tueurs à gages bien décidés à lui faire payer les sommes d’argent que celui-ci doit à ses usuriers. Joueur compulsif, perdant des milliers de dollars en pariant clandestinement sur des matchs de baseball, plutôt que de se concentrer sur la négociation de meilleurs contrats, Giant est celui qui, à son corps défendant, va causer la perte de Bleek. La force du montage alterné choisi à ce moment par le réalisateur est de passer de la violence du passage à tabac de l’imprésario dans une ruelle sombre et sordide à la fureur abrasive des musiciens jouant dans le club, comme pour mieux marquer, non pas une liaison trouble entre le jazz et le crime, mais bien une commune destinée entre les deux hommes que pourtant tout sépare - le premier vient de montrer qu’il était capable de rencontrer le diable à un carrefour routier près de Clarksdale dans l’état du Mississippi, alors que le second, immature et irresponsable, donne l’impression d’assister à ses propres funérailles. Précédemment séparés par le montage, les deux hommes se retrouvent unis dans le plan à la fin de la séquence. Mais en voulant s’enquérir du sort de son ami, Bleek va connaître le prix de sa loyauté indéfectible et se condamner lui-même.



[1] Hommage à Beneath the Underdog, l’autobiographie de Charlie Mingus, publiée en 1971.




mercredi 13 août 2025

Le projecteur chez Ralph Bakshi

 

Doigts prolongés par des ongles en forme de serres et yeux globuleux étincelant d’une fureur diabolique, Black Wolf a tout du démon émergeant de l’obscurité. Ce sorcier est la pièce maîtresse de Wizards (Ralph Bakshi, 1977), un film d’animation de heroic fantasy d’une rare puissance graphique. Trois mille ans après une déflagration atomique, seule une poignée d’êtres humains a survécu. Le monde est désormais partagé entre des jumeaux ennemis : Avatar, à la tête du royaume paisible et pacifique de Montagar, peuplé de fées, d’elfes et de nains, et Black Wolf, un tyran charismatique, régnant d’une poigne de fer sur celui, toujours contaminé, de Scortch. À la tête de son armée de mutants, l’autocrate, assoiffé de pouvoir, ambitionne de conquérir  le royaume voisin et d’asservir tous ses habitants.Pour motiver ses troupes,  Black Wolf découvre dans sa forteresse des vestiges de l’ancien temps, un  projecteur de cinéma et des bobines de films de propagande nazie datant de la Seconde Guerre mondiale. Démiurge aussi maléfique qu’illuminé, dévoré par une puissance paranoïaque, il projette devant ses soldats des discours incendiaires d’un Hitler extatique,  des oriflammes nazies claquant au vent et des scènes de guerre mettant en action les armées du IIIe Reich. Ces images guerrières, instrumentalisées par le nécromancien, sont autant destinées à infuser la haine et un fanatisme militariste jusqu’au-boutiste dans le cerveau de ceux qui l’écoutent, qu’à provoquer la stupeur et à répandre l’épouvante au sein des troupes du royaume de  Montagar.

Dans ce monde où la technologie a disparu, le projecteur apparaît soudainement comme l’irruption d’une science oubliée dans un monde retourné à l’âge de pierre, régi par les lois de la barbarie. Dès sa première utilisation, il devient une extension du désir de mort de Black Wolf, se colore d’un rouge écarlate, comme s’il était contaminé par l’instinct de prédateur du sorcier. Saisissant instantanément la puissance de cet objet, il en fait un extraordinaire vecteur de propagande belliciste et une arme de destruction massive, une arme absolue. Il a compris instantanément que le véritable pouvoir ne pouvait être que médiatique, que l’image, en tant qu’objet de fascination des masses, capable de tétaniser, de décerveler et, donc, de manipuler des populations entières, devait être contrôlée. Cette mise en abyme, animée par Bakshi, renvoie à tous les totalitarismes du XXe siècle. Lénine, Staline, Mussolini et Hitler ont toujours associé le cinéma à leur politique. Des trains spéciaux avec salles de projection circulaient dans les campagnes de Russie en 1918 pour vanter les mérites de la Révolution bolchévique, les studios de Cinecitta fondés en 1937 à Rome permettaient à Mussolini de glorifier le passé romain et le régime fasciste, et Goebbels contrôlait, dès 1933, les studios de l’UFA et toute l’industrie du film allemand. En digne héritier mégalomane, Blackwolf – ressemblant étrangement, avec ses longues moustaches blanches prolongées par une barbe de la même couleur, ses sourcils épais et son front surmonté d’un crâne chauve, au Ivan le Terrible de Eisenstein – est celui qui, des profondeurs de l’enfer, utilise le pouvoir de suggestion du cinéma pour mieux le pervertir et répandre un message mortel. D’un air vindicatif et les yeux fous injectés de sang, il harangue son armée de suppôts, alors que celle-ci se prépare à se mettre en ordre de bataille pour déclencher une blitzkrieg et imposer au monde un IVe Reich.

À travers cette image montrant le regard caméra hypnotique du sorcier et le faisceau lumineux du  projecteur braqué sur nous, comme pour nous mettre dans l’impossibilité de quitter des yeux ce que l’on voit, le réalisateur s’adresse au spectateur pour le mettre au défi, surtout dans un média largement dominé par les mignardises disneyennes[1], de reconsidérer les normes du cinéma d’animation, capable de se confronter à des enjeux politiques et surtout d’inviter le spectateur à l’introspection. En effet, le plan anticipe son contrechamp pour mieux passer de l’imaginaire débridé et fantasmagorique du créateur au réel de la violence contenue dans des images traumatisantes. L’effet de sidération et le choc mental et visuel que l’on ressent à la vision de la séquence résultent précisément de cette intertextualité, aussi troublante que fascinante, confrontant des personnages cartoonesques à des images d’archives renvoyant à la peste brune et au cataclysme de la Seconde Guerre mondiale. Cette hybridation des formes et la construction en miroir entre passé et futur permettent à Bakshi de mettre en scène son rapport au monde et d’affirmer, d’une part, qu’aucune société, même après Auschwitz et la Shoah, n’est immunisée contre la résurgence de l’autoritarisme et le retour des fascismes – le film est plus que jamais d’actualité – et, d’autre part, que le cinéma et le rapport aux images qu’il impose sont, ici, un puissant facteur non d’émancipation mais bien d’aliénation. Bakshi avait déjà, avec Fritz the Cat (1972), le premier dessin animé classé X, Heavy Traffic (1973) et Coonskin (1974), ses trois premiers films abrasifs remplis de sexe, de violence, de drogue et de conflits raciaux,  largement transgressé les limites du genre pour mieux décrire l’envers des mythes et les tares de la société américaine. Rappelons tout de même que, dans un esprit très proche de Wizards, les films d’animation du Tchèque Karel Zeman (L’invention diabolique, 1958) et du Français René Laloux (Les temps morts, 1964)  avaient bien défriché le terrain, en utilisant des séquences en prise de vues réelle et des dessins animés (réalisés par Roland Topor pour le second) pour dénoncer dans les deux cas la nature fondamentalement prédatrice de l’être humain et sa capacité, jamais démentie, à s’entretuer, voire à s’autodétruire.

Durant tout le film, et toujours de face, le projecteur bourdonnant apparaît à diverses reprises, déroulant de manière autonome, hors de la présence de Black Wolf, son message mortifère. Cet objet finit par se transformer en une entité hors de contrôle, ivre de la puissance des images qu’il diffuse. Pour que Montagar soit sauvé d’un anéantissement certain, il doit donc, au même titre que le sorcier, être impérativement détruit. En maintenant l’unité narrative autour de ce motif  récurrent – au-delà de la traditionnelle lutte entre le Bien et le Mal – et en télescopant magie de l’occulte et pouvoir du cinéma, Ralph Bakshi nous livre une fable politique, très anticonformiste, très en phase avec la contre-culture de l’époque, dans laquelle science, technologie, barbarie, guerre, pouvoir et propagande sont indissolublement liés.



[1] Alors que Bakshi s’est toujours efforcé d’être l’antithèse des dessins animés disneyens, l’histoire ne dit pas ce qu’il a pensé du rachat, en 2019, par la Walt Disney Compagny de la 20th Century Fox qui avait distribué Wizards.